LUI. Pourquoi?
ELLE. J’еtais une jeune fille romantique еrudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, gеnеreux, beaux, dеsespеrеs existaient encore aujourd’hui. J’espеrais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais ?tre instruite, intelligente, еrudite… Je me suis m?me inscrite ? la facultе des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon hеros prеfеrе. Mon mеmoire aussi еtait sur Don Juan.
LUI. Ah! donc, tu es philologue…
ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me sеduire, mettant en Cuvre tout son arsenal de charme et d’еloquence…
LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?
ELLE. Non, au contraire, dans mes r?ves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais ? lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je r?vais d’?tre la derni?re femme de Don Juan… Une idiote imbue de littеrature.
LUI. ? prеsent encore, tu es imbue de littеrature.
ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.
LUI. Bon, et tu l’as rencontrе ton hеros?
ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’еrudition n’ont sauvе la jeune idiote exaltеe d’un aveuglement bref mais total. D?s avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il еtait un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez b?te et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-m?me sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’еtais la cinquante et uni?me. Et il se vantait qu’il ne s’arr?terait qu’une fois atteinte la centaine.
LUI. Et comment as-tu supportе cela?
ELLE. Je me suis vengеe.
LUI. Comment?
ELLE. (Apr?s un petit silence.). Je ne sais pas si je dois te dire.
LUI. Vas-y, puisque tu as commencе.
ELLE. Oui, et puis on va se sеparer… Pas vrai?
LUI. Oui, bien s?r. (Pause.) Mais pourquoi ce silence?
ELLE. (Le ton de sa voix change.). Еcoute, si ?a t’intеresse. J’ai dеcidе de devenir moi-m?me Don Juan. Plus exactement Dona Juana. Il sеduisait les femmes, je sеduirais les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est vu comme un hеros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une hеro?ne еgalement?
LUI. (Le front assombri, il s’еcarte de la femme.). Alors, tu as rеussi?
ELLE. En gros, oui.
LUI. Еtrange vengeance.
ELLE. Peut-?tre.
LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittеe n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.
ELLE. Pareil pour moi.
LUI. Et ? combien de noms se monte ta liste donjuanesque?
ELLE. Beaucoup. Et le plus intеressant, c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittеs et non pas eux qui m’ont quittеe.
LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts pour dеpasser le nombre de ton idole?
ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a d? faire des efforts pour sеduire les femmes, parce qu’elles rеsistaient. Et elles rеsistaient parce que c’est cela qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent m?me pas ? rеsister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est m?me ennuyeux. C’est pourquoi j’ai dеcidе de les vaincre par une autre voie.
LUI. Comment prеcisеment?
ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait ? Don Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit per?u comme sa victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur l’homme, c’est une dеfaite. Et moi je veux vaincre. Je veux rеellement le sеduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et c’est de loin plus difficile.
LUI. M?me pour une femme comme toi?
ELLE. La principale difficultе c’est que l’on permet ? l’homme de prendre l’initiative, et pas ? moi, comme tu l’as expliquе. Et il m’a fallu braver les convenances et me lancer. Le reste s’avеra assez simple.
LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?
ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie. Grossi?rement, droit dans les yeux. Presqu’? la Hugo :
« Comment, disaient-elles,
Attirer Achille,
Sans br?ler nos ailes?»
(Apr?s une pause :)
«Flattez, disaient-ils. »
LUI. Et ?a marche?
ELLE. Infaillible. Certes, il y a une diffеrence. Si l’homme arrive ? ses fins par des promesses d’amour еternel, la femme, au contraire, est obligеe de promettre de ne pas s’imposer ? jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas liе. Tu n’es tenu ? rien. Tu peux dispara?tre, partir quand bon te semble, o? bon te semble.
LUI. (Avec froideur.). Idеe intеressante.
ELLE. Tellement rebattue, que s’en est m?me ennuyeux.
LUI. Et moi aussi, tu as tentе de me prendre de la m?me fa?on?
ELLE. (Sur un ton provocateur.). Et qu’est-ce qui te distingue des autres? ? propos, n’est-il pas temps que tu ailles ? l’aеroport?
LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel mais peu de cCur.
ELLE. On voit tout de suite que la remarque еmane d’un biologiste.
Pause.
LUI. Je crois que je vais y aller.
ELLE. N’est-il pas trop t?t?