Французский с любовью. Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut
Н. М. Долгорукова
С. А. Бакаева
Легко читаем по-французски
В книге представлен один из шедевров западноевропейской литературы средних веков – Тристан и Изольда. В основе сюжета – трагическая любовь Изольды, жены корнуоллского короля, к племяннику её мужа Тристану. Эту легенду не раз перелагали французские поэты. Здесь представлен перевод на современный французский язык, выполненный в начале прошлого века известным филологом Жозефом Бедье и считающийся едва ли не самым удачным.
Текст снабжён комментариями, в которых поясняются некоторые лексические и грамматические сложности. В конце книги помещён небольшой французско-русский словарь.
Издание предназначено для Уровня 4, то есть для продолжающих изучение французского языка верхней ступени.
Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut
© С. А. Бакаева, Н. М. Долгорукова
© ООО Издательство АСТ
Подготовка текста, комментарии и словарь С. А. Бакаевой, Н. М. Долгоруковой.
I
Les enfances de Tristan
Seigneurs, vous pla?t-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Еcoutez comment ? grand’joie, ? grand deuil ils s’aim?rent, puis en moururent un m?me jour, lui par elle, elle par lui.
Aux temps anciens, le roi Marc rеgnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l’еpеe et par le conseil, comme e?t fait un vassal, si fid?lement que Marc lui donna en rеcompense la belle Blanchefleur, sa sCur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour. Il la prit ? femme au moutier de Tintagel. Mais ? peine l’eut-il еpousеe, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s’еtant abattu[1 - s’еtant abattu – набросившись] sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen еquipa ses nefs h?tivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son ch?teau de Kano?l, confia la reine ? la sauvegarde de son marеchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyautе, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ; puis, ayant rassemblе ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre. Blanchefleur l’attendit longuement. Hеlas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l’avait tuе en trahison. Elle ne le pleura point : ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains ; son ?me voulut, d’un fort dеsir, s’arracher de son corps. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatri?me jour, elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre ses bras : « Fils, lui dit-elle, j’ai longtemps dеsirе de te voir ; et je vois la plus belle crеature que femme ait jamais portеe. Triste j’accouche, triste est la premi?re f?te que je te fais, ? cause de toi j’ai tristesse ? mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan. » Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa, et, sit?t[2 - sit?t – как только] qu’elle l’eut baisе, elle mourut.
Rohalt le Foi-Tenant recueillit l’orphelin. Apr?s sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan ? un sage ma?tre, le bon еcuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu d’annеes les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit ? manier la lance[3 - manier la lance – умело орудовать копьём], l’еpеe, l’еcu et l’arc, ? lancer les disques de pierre, ? franchir d’un bond les plus larges fossеs ; il lui apprit ? dеtester tout mensonge et toute fеlonie, ? secourir les faibles, ? tenir la foi donnеe[4 - ? tenir la foi donnеe – держать своё слово] ; il lui apprit les diverses mani?res de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur ; et, quand l’enfant chevauchait parmi les jeunes еcuyers, on e?t dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps et n’eussent jamais еtе sеparеs. ? le voir si noble et si fier, large des еpaules, gr?le des flancs, fort, fid?le et preux, tous louaient Rohalt parce qu’il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant ? Rivalen et ? Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la gr?ce, chеrissait Tristan comme son fils, et secr?tement le rеvеrait comme son seigneur.
Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour o? des marchands de Norv?ge, ayant attirе Tristan sur leur nef, l’emport?rent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se dеbattait, ainsi qu’un jeune loup pris au pi?ge. Mais c’est vеritе prouvеe, et tous les mariniers le savent : la mer porte ? regret les nefs fеlonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux tra?trises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de tеn?bres, et la chassa huit jours et huit nuits ? l’aventure. Enfin, les mariniers aper?urent ? travers la brume une c?te hеrissеe de falaises et de rеcifs o? elle voulait briser leur car?ne. Ils se repentirent : connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi ? la male heure, ils firent vCu de le dеlivrer et par?rent une barque[5 - par?rent une barque – снарядили лодку] pour le dеposer au rivage. Aussit?t tomb?rent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvеgiens disparaissait au loin, les flots calmes et riants port?rent la barque de Tristan sur le sable d’une gr?ve.
? grand effort, il monta sur la falaise et vit qu’au del? d’une lande vallonnеe et dеserte, une for?t s’еtendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son p?re, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse ? cor et ? cri rеjouit son cCur. Au bord de la for?t, un beau cerf dеboucha. La meute et les veneurs dеvalaient sur sa trace ? grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient dеj? par grappes au cuir de son garrot, la b?te, ? quelques pas de Tristan, flеchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de l’еpieu. Tandis que, rangеs en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, еtonnе, vit le ma?tre-veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s’еcria : « Que faites-vous, seigneur ? Sied-il de dеcouper si noble b?te comme un porc еgorgе ? Est-ce donc la coutume de ce pays ? – Beau fr?re, rеpondit le veneur, que fais-je l? qui puisse te surprendre ? Oui, je dеtache d’abord la t?te de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux ar?ons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, d?s le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous-la ; prends ce couteau, beau fr?re ; nous l’apprendrons volontiers. »
Tristan se mit ? genoux et dеpouilla le cerf avant de le dеfaire ; puis il dеpe?a la b?te en laissant, comme il convient, l’os corbin tout franc ; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du cCur. Et veneurs et valets de limiers, penchеs sur lui, le regardaient, charmеs.
« Ami, dit le ma?tre-veneur, ces coutumes sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ? Dis-nous ton pays et ton nom. – Beau seigneur, on m’appelle Tristan ; et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois. – Tristan, dit le veneur, que Dieu rеcompense le p?re qui t’еleva si noblement ! Sans doute, il est un baron riche et puissant ? »
Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, rеpondit par ruse : « Non, seigneur, mon p?re est un marchand. J’ai quittе secr?tement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres еtrang?res. Mais, si vous m’acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai conna?tre, beau seigneur, d’autres dеduits de vеnerie. – Beau Tristan, je m’еtonne qu’il soit une terre o? les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le dеsires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons pr?s du roi Marc, notre seigneur. » Tristan achevait de dеfaire le cerf. Il donna aux chiens le cCur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la curеe et le forhu[6 - comment se doivent faire la curеe et le forhu – как выделять долю для собак и подзывать их рожком]. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien divisеs et les confia aux diffеrents veneurs : ? l’un la t?te, ? l’autre le cimier et les grands filets ; ? ceux-ci les еpaules, ? ceux-l? les cuissots, ? cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance[7 - en belle ordonnance – в хорошем порядке], selon la noblesse des pi?ces de venaison dressеes sur les fourches.
Alors ils se mirent ? la voie en devisant, tant qu’ils dеcouvrirent enfin un riche ch?teau. Des prairies l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des p?cheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le ch?teau se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre ; et sa ma?tresse tour, jadis еlevеe par les gеants, еtait b?tie de blocs de pierre, grands et bien taillеs, disposеs comme un еchiquier de sinople et d’azur.
Tristan demanda le nom de ce ch?teau. « Beau valet, on le nomme Tintagel. – Tintagel, s’еcria Tristan, bеni sois-tu de Dieu, et bеnis soient tes h?tes ! » Seigneurs, c’est l? que jadis, ? grand’joie, son p?re Rivalen avait еpousе Blanchefleur. Mais, hеlas ! Tristan l’ignorait.
Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attir?rent aux portes les barons et le roi Marc lui-m?me.
Apr?s que le ma?tre-veneur lui eut contе l’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchеe, le cerf bien dеpecе, et le grand sens des coutumes de vеnerie. Mais surtout il admirait le bel enfant еtranger, et ses yeux ne pouvaient se dеtacher de lui. D’o? lui venait cette premi?re tendresse ? Le roi interrogeait son cCur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c’еtait son sang qui s’еmouvait et parlait en lui, et l’amour qu’il avait portе ? sa sCur Blanchefleur.
Le soir, quand les tables furent levеes, un jongleur gallois, ma?tre en son art, s’avan?a parmi les barons assemblеs, et chanta des lais de harpe[8 - chanta des lais de harpe – запел песни под звуки арфы]. Tristan еtait assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur prеludait ? une nouvelle mеlodie, Tristan lui parla ainsi : « Ma?tre, ce lai est beau entre tous : jadis les anciens Bretons l’ont fait pour cеlеbrer les amours de Graelent. L’air en est doux, et douces les paroles. Ma?tre, ta voix est habile, harpe-le bien! » Le Gallois chanta, puis rеpondit : « Enfant, que sais-tu donc de l’art des instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi ? leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, l?ve-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse. » Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons s’attendrissaient ? l’entendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois o? jadis Rivalen avait emportе Blanchefleur. Quand le lai fut achevе, le roi se tut longuement. « Fils, dit-il enfin, bеni soit le ma?tre qui t’enseigna, et bеni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de la harpe pеn?trent le cCur des hommes, rеveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint mеfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps pr?s de moi, ami ! —Volontiers, je vous servirai, sire, rеpondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige[9 - votre homme lige – ваш подданный] ».
Il fit ainsi, et, durant trois annеes, une mutuelle tendresse grandit dans leurs cCurs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les privеs et les fid?les, si le roi еtait triste, il harpait pour apaiser son dеconfort. Les barons le chеrissaient, et, sur tous les autres, comme l’histoire vous l’apprendra, le sеnеchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgrе leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d’avoir perdu Rohalt son p?re, et son ma?tre Gorvenal, et la terre de Loonnois.
Seigneurs, il sied[10 - sied (seoir) – устар. сидеть; il sied – быть уместным; быть к лицу] au conteur qui veut plaire d’еviter les trop longs rеcits. La mati?re de ce conte est si belle et si diverse : que servirait de l’allonger ? Je dirai donc bri?vement comment, apr?s avoir longtemps errе par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l’escarboucle jadis donnеe par lui ? Blanchefleur comme un cher prеsent nuptial, lui dit : « Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre sCur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre ? grand tort[11 - ? grand tort – несправедливо] ; il est temps qu’elle fasse retour au droit hеritier. »
Et je dirai bri?vement comment Tristan, ayant re?u de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconna?tre des anciens vassaux de son p?re, dеfia le meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra sa terre. Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cCur lui rеvеlait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi : « Seigneurs de Loonnois, j’ai reconquis ce pays et j’ai vengе le roi Rivalen par l’aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j’ai rendu ? mon p?re son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l’orphelin et l’enfant errant, et je dois aussi les appeler p?res ; ? ceux-l?, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit ? Or, un haut homme a deux choses ? lui : sa terre et son corps. Donc, ? Rohalt que voici, j’abandonnerai ma terre : p?re, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra apr?s vous. Au roi Marc, j’abandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pensеe ; mais vous ?tes mes fеaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil : si donc l’un de vous veut m’enseigner une autre rеsolution, qu’il se l?ve, et qu’il parle ! »
Mais tous les barons le lou?rent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.
II
Le Morholt d’Irlande
Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d’Irlande avait еquipе une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu’il faisait depuis quinze annеes, d’acquitter un tribut jadis payе par ses anc?tres. Or, sachez que, selon d’anciens traitеs d’accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la premi?re annеe trois cents livres de cuivre, la deuxi?me annеe trois cents livres d’argent fin, et la troisi?me trois cents livres d’or.
Mais, quand revenait la quatri?me annеe, ils emportaient trois cents jeunes gar?ons et trois cents jeunes filles, de l’?ge de quinze ans, tirеs au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette annеe, le roi avait envoyе vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier gеant, le Morholt, dont il avait еpousе la sCur, et que nul n’avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellеes, avait convoquе ? sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil. Au terme marquе, quand les barons furent assemblеs dans la salle vo?tеe du palais et que Marc se fut assis sous le dais[12 - se fut assis sous le dais – сидел под сводом], le Morholt parla ainsi : « Roi Marc, entends pour la derni?re fois le mandement du roi d’Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l’as trop longtemps refusе, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes gar?ons et trois cents jeunes filles, de l’?ge de quinze ans, tirеs au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrеe au port de Tintagel, les emportera pour qu’ils deviennent nos serfs. Pourtant,—et je n’excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu’il convient,—si quelqu’un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d’Irlande l?ve ce tribut contre le droit, j’accepterai son gage. Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays ? »
Les barons se regardaient entre eux ? la dеrobеe, puis baissaient la t?te. Celui-ci se disait : « Vois, malheureux, la stature du Morholt d’Irlande : il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son еpеe : ne sais-tu point que par sortil?ge elle a fait voler la t?te des plus hardis champions, depuis tant d’annеes que le roi d’Irlande envoie ce gеant porter ses dеfis par les terres vassales ? Chеtif, veux-tu chercher la mort ? A quoi bon tenter Dieu ? » Cet autre songeait : « Vous ai-je еlevеs, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, ch?res filles, pour celles des filles de joie ? Mais ma mort ne vous sauverait pas ». Et tous se taisaient.
Le Morholt dit encore : « Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre mon gage ? Je lui offre une belle bataille : car, ? trois jours d’ici, nous gagnerons sur des barques l’?le Saint-Samson, au large de Tintagel. L?, votre chevalier et moi, nous combattrons seul ? seul, et la louange d’avoir tentе la bataille rejaillira sur toute sa parentе. »
Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut[13 - ressemblait au gerfaut – был похож на кречета] que l’on enferme dans une cage avec de petits oiseaux : quand il y entre, tous deviennent muets.
Le Morholt parla pour la troisi?me fois : « Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai ! Mais je ne croyais pas que ce pays ne f?t habitе que par des serfs ».
Alors Tristan s’agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit : « Seigneur roi, s’il vous pla?t de m’accorder ce don, je ferai la bataille ».
En vain le roi Marc voulut l’en dеtourner. Il еtait si jeune chevalier : de quoi lui servirait sa hardiesse ? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le re?ut. Au jour dit, Tristan se pla?a sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il rev?tit le haubert et le heaume d’acier bruni. Les barons pleuraient de pitiе sur le preux et de honte sur eux-m?mes. « Ah ! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plut?t que toi, entrepris cette bataille ? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu’au rivage. Ils espеraient encore, car l’espеrance au cCur des hommes vit de chеtive p?ture.
Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l’?le Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu ? son m?t une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l’?le. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre ? son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer. « Vassal, que fais-tu ? dit le Morholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre ? – Vassal, ? quoi bon ? rеpondit Tristan. L’un de nous deux reviendra seul vivant d’ici : une seule barque ne lui suffit-elle pas ? » Et tous deux, s’excitant au combat par des paroles outrageuses, s’enfonc?rent dans l’?le. Nul ne vit l’?pre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chCur, et les compagnons du Morholt, massеs ? l’еcart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l’heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre ; la barque de l’Irlandais se dеtacha de l’?le, et une clameur de dеtresse retentit : « Le Morholt ! Le Morholt ! ». Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’une vague, elle montra un chevalier qui se dressait ? la proue ; chacun de ses poings tendait une еpеe brandie : c’еtait Tristan. Aussit?t vingt barques vol?rent ? sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient ? la nage. Le preux s’еlan?a sur la gr?ve, et, tandis que les m?res ? genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt : « Seigneurs d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez : mon еpеe est еbrеchеe, un fragment de la lame est restе enfoncе dans son cr?ne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est le tribut de la Cornouailles! »
Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants dеlivrеs agitaient ? grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fen?tres. Mais quand, parmi les chants d’allеgresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu’on n’e?t pas ou? Dieu tonner, Tristan parvint au ch?teau, il s’affaissa entre les bras du roi Marc ; et le sang ruisselait[14 - le sang ruisselait – кровь струилась] de ses blessures.
? grand dеconfort[15 - ? grand dеconfort – с большими трудностями], les compagnons du Morholt abord?rent en Irlande. Nagu?re, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se rеjouissait ? revoir ses hommes assemblеs qui l’acclamaient en foule, et la reine sa sCur, et sa ni?ce, Iseut la Blonde, aux cheveux d’or, dont la beautе brillait dеj? comme l’aube qui se l?ve. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s’il avait re?u quelque blessure, elles le guеrissaient ; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessеs dеj? pareils ? des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies ? l’heure propice, les philtres ? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l’еpеe ennemie еtait encore enfoncе dans son cr?ne. Iseut la Blonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffre d’ivoire, prеcieux comme un reliquaire. Et courbеes sur le grand cadavre, la m?re et la fille, redisant sans fin l’еloge du mort et sans rеpit lan?ant la m?me imprеcation contre le meurtrier, menaient ? tour de r?le[16 - ? tour de r?le – поочерёдно] parmi les femmes le regret fun?bre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit ? ha?r le nom de Tristan de Loonnois.
Mais, ? Tintagel, Tristan languissait : un sang venimeux dеcoulait de ses blessures. Les mеdecins connurent que le Morholt avait enfoncе dans sa chair un еpieu empoisonnе, et, comme leurs boissons et leur thеriaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent ? la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer ? son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite ? l’еcart sur le rivage ; et, couchе devant les flots, il attendait la mort. Il songeait : « Vous m’avez donc abandonnе, roi Marc, moi qui ai sauvе l’honneur de votre terre ? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ; mais que pourrait votre tendresse ? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cCur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre ? je ne sais, mais l? peut-?tre o? je trouverai qui me guеrisse. Et peut-?tre un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal . »
Il supplia tant, que le roi Marc consentit ? son dеsir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’on dеpos?t seulement sa harpe pr?s de lui. ? quoi bon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser ? ? quoi bon les rames ? ? quoi bon l’еpеe ? Comme un marinier, au cours d’une longue traversеe, lance par-dessus bord le cadavre d’un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque o? gisait son cher fils, et la mer l’emporta.
Sept jours et sept nuits, elle l’entra?na doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa dеtresse. Enfin, la mer, ? son insu[17 - ? son insu – без его ведома, безотчётно], l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-l?, des p?cheurs avaient quittе le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mеlodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils еcoutaient ; dans la premi?re blancheur de l’aube, ils aper?urent la barque errante. « Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les ?les Fortunеes sur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ram?rent pour atteindre la barque : elle allait ? la dеrive, et rien n’y semblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, ? mesure qu’ils approchaient, la mеlodie s’affaiblit, elle se tut, et, quand ils accost?rent, les mains de Tristan еtaient retombеes inertes sur les cordes frеmissantes encore. Ils le recueillirent et retourn?rent vers le port pour remettre le blessе ? leur dame compatissante, qui saurait peut-?tre le guеrir. Hеlas ! ce port еtait Weisefort, o? gisait le Morholt, et leur dame еtait Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan ; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimе par son art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jetе sur une terre de pеril. Mais, hardi encore ? dеfendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rusеes. Il conta qu’il еtait un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande : il naviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans les еtoiles ; des pirates avaient assailli la nef : blessе, il s’еtait enfui sur cette barque. On le crut : nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’?le Saint-Samson, si laidement le venin avait dеformе ses traits. Mais quand, apr?s quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presque guеri, comme dеj?, en ses membres assouplis, commen?ait ? rena?tre la gr?ce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir ; il s’еchappa, et, apr?s maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.
III
La qu?te de la belle aux cheveux d’or
Il y avait ? la cour du roi Marc quatre barons, les plus fеlons des hommes, qui ha?ssaient Tristan de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi lui portait. Et je sais bien vous redire leurs noms : Andret, Guenelon, Gondo?ne et Denoalen ; or le duc Andret еtait, comme Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi mеditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre ? Tristan, leur envie s’irrita, et, par des mensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles : « Que de merveilles en sa vie ! disaient les fеlons ; mais vous ?tes des hommes de grand sens, seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu’il ait triomphе du Morholt, voil? dеj? un beau prodige ; mais par quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la mer ? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames ni voile ? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel pays de sortil?ge a-t-il pu trouver rem?de ? ses plaies ? Certes, il est un enchanteur. Oui, sa barque еtait fеe et pareillement son еpеe, et sa harpe est enchantеe, qui chaque jour verse des poisons au cCur du roi Marc ! Comme il a su dompter ce cCur par puissance et charme de sorcellerie ! Il sera roi, seigneurs, et vous tiendrez vos terres d’un magicien ! ».
Ils persuad?rent la plupart des barons : car beaucoup d’hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des magiciens, le cCur peut aussi l’accomplir par la force de l’amour et de la hardiesse. C’est pourquoi les barons press?rent le roi Marc de prendre ? femme une fille de roi, qui lui donnerait des hoirs[18 - qui lui donnerait des hoirs – которая родила бы ему наследников] ; s’il refusait, ils se retireraient dans leurs forts ch?teaux pour le guerroyer. Le roi rеsistait et jurait en son cCur qu’aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi n’entrerait en sa couche[19 - n’entrerait en sa couche – не взойдёт на его ложе]. Mais, ? son tour, Tristan, qui supportait ? grand’honte le soup?on d’aimer son oncle ? bon profit[20 - ? bon profit – с выгодой], le mena?a : que le roi se rend?t ? la volontе de sa baronnie ; sinon, il abandonnerait la cour, il s’en irait servir le riche roi de Gavoie.
Alors Marc fixa un terme ? ses barons ; ? quarante jours de l?, il dirait sa pensеe. Au jour marquе, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement : « O? donc trouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puisse feindre, mais feindre seulement, de la vouloir pour femme ? » A cet instant, par la fen?tre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui b?tissaient leur nid entr?rent en se querellant, puis, brusquement effarouchеes, disparurent. Mais de leurs becs s’еtait еchappе un long cheveu de femme, plus fin que fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil. Marc, l’ayant pris, fit entrer les barons et Tristan, et leur dit : « Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, si toutefois vous voulez quеrir celle que j’ai choisie. – Certes, nous le voulons, beau seigneur ; qui donc est celle que vous avez choisie ? – J’ai choisi celle ? qui fut ce cheveu d’or, et sachez que je n’en veux point d’autre. – Et de quelle part, beau seigneur, vous vient ce cheveu d’or ? qui vous l’a portе ? et de quel pays ? – Il me vient, seigneurs, de la Belle aux cheveux d’or ; deux hirondelles me l’ont portе ; elles savent de quel pays. »