Les barons comprirent qu’ils еtaient raillеs et dе?us. Ils regardaient Tristan avec dеpit[21 - avec dеpit – с досадой] ; car ils le soup?onnaient d’avoir conseillе cette ruse. Mais Tristan, ayant considеrе le cheveu d’or, se souvint d’Iseut la Blonde. Il sourit et parla ainsi : « Roi Marc, vous agissez ? grand tort ; et ne voyez-vous pas que les soup?ons de ces seigneurs me honnissent ? Mais vainement vous avez prеparе cette dеrision : j’irai quеrir la Belle aux cheveux d’or. Sachez que la qu?te est pеrilleuse et qu’il me sera plus malaisе de retourner de son pays que de l’?le o? j’ai tuе le Morholt ; mais de nouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie ? l’aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d’amour loyal, j’engage ma foi par ce serment : ou je mourrai dans l’entreprise, ou je ram?nerai en ce ch?teau de Tintagel la Reine aux blonds cheveux. »
Il еquipa une belle nef, qu’il garnit de froment, de vin, de miel, et de toutes bonnes denrеes. Il y fit monter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage, choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure et de chapes de camelin grossier, en sorte qu’ils ressemblaient ? des marchands ; mais sous le pont de la nef, ils cachaient les riches habits de drap d’or, de cendal et d’еcarlate, qui conviennent aux messagers d’un roi puissant.
Quand la nef eut pris le large, le pilote demanda : « Beau seigneur, vers quelle terre naviguer ? – Ami, cingle vers l’Irlande, droit au port de Weisefort. » Le pilote frеmit. Tristan ne savait-il pas que, depuis le meurtre du Morholt, le roi d’Irlande pourchassait les nefs cornouaillaises ? Les mariniers saisis, il les pendait ? des fourches. Le pilote obеit pourtant et gagna la terre pеrilleuse. D’abord Tristan sut persuader aux hommes de Weisefort que ses compagnons еtaient des marchands d’Angleterre venus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d’еtrange sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des еchecs et paraissaient mieux s’entendre ? manier les dеs qu’? mesurer le froment, Tristan redoutait d’?tre dеcouvert, et ne savait comment entreprendre sa qu?te.
Or, un matin, au point du jour, il ou?t une voix si еpouvantable qu’on e?t dit le cri d’un dеmon. Jamais il n’avait entendu b?te glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port : « Dites-moi, fait-il, dame, d’o? vient cette voix que j’ai ou?e ? ne me le cachez pas. – Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d’une b?te fi?re et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s’arr?te ? l’une des portes de la ville. Nul n’en peut sortir, nul n’y peut entrer, qu’on n’ait livrе au dragon une jeune fille ; et, d?s qu’il la tient entre ses griffes, il la dеvore en moins de temps[22 - en moins de temps – в один миг] qu’il n’en faut pour dire une paten?tre[23 - paten?tre – молитва «Отче наш»]. – Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s’il serait possible ? un homme nе de m?re de l’occire en bataille. – Certes, beau doux sire, je ne sais ; ce qui est assurе, c’est que vingt chevaliers еprouvеs ont dеj? tentе l’aventure ; car le roi d’Irlande a proclamе par voix de hеraut qu’il donnerait sa fille Iseut la Blonde ? qui tuerait le monstre ; mais le monstre les a tous dеvorеs. »
Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s’arme en secret, et il e?t fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port еtait dеsert, car l’aube venait ? peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu’? la porte que la femme lui avait montrеe. Soudain, sur la route, cinq hommes dеval?rent, qui еperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnеs, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l’un d’entre eux par ses rouges cheveux tressеs, si fortement qu’il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arr?tе : « Dieu vous sauve, beau sire ! dit Tristan ; par quelle route vient le dragon ? » Et quand le fuyard lui eut montrе la route, Tristan le rel?cha.
Le monstre approchait. Il avait la t?te d’une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasеs, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps еcailleux d’un griffon. Tristan lan?a contre lui son destrier d’une telle force que, tout hеrissе de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les еcailles et vola en еclats. Aussit?t le preux tire son еpеe, la l?ve et l’ass?ne sur la t?te du dragon, mais sans m?me entamer le cuir. Le monstre a senti l’atteinte pourtant ; il lance ses griffes contre l’еcu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine dеcouverte, Tristan le requiert encore de l’еpеe, et le frappe sur les flancs d’un coup si violent que l’air en retentit. Vainement : il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircit comme un charbon еteint, son cheval s’abat et meurt. Mais, aussit?t relevе, Tristan enfonce sa bonne еpеe dans la gueule du monstre : elle y pеn?tre toute et lui fend le cCur en deux parts. Le dragon pousse une derni?re fois son cri horrible et meurt. Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout еtourdi par la fumеe ?cre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu’il voyait briller ? quelque distance. Mais le venin distillе par la langue du dragon s’еchauffa contre son corps, et dans les hautes herbes qui bordaient le marеcage, le hеros tomba inanimе.
Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tressеs еtait Aguynguerran le Roux, le sеnеchal du roi d’Irlande, et qu’il convoitait Iseut la Blonde. Il еtait couard, mais telle est la puissance de l’amour que chaque matin il s’embusquait, armе, pour assaillir le monstre ; pourtant, du plus loin qu’il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-l?, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l’еcu brisе, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors il trancha la t?te du monstre, la porta au roi et rеclama le beau salaire promis.
Le roi ne crut gu?re ? sa prouesse ; mais, voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir ? sa cour, ? trois jours de l? : devant le barnage assemblе[24 - devant le barnage assemblе – в присутствии придворной знати], le sеnеchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.
Quand Iseut la Blonde apprit qu’elle serait livrеe ? ce couard, elle fit d’abord une longue risеe, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soup?onnant l’imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fid?le Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauch?rent en secret vers le repaire du monstre, tant qu’Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singuli?re ; sans doute, le cheval qui avait passе l? n’avait pas еtе ferrе en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans t?te et le cheval mort ; il n’еtait pas harnachе selon la coutume d’Irlande. Certes, un еtranger avait tuе le dragon ; mais vivait-il encore ?
Iseut, Perinis et Brangien le cherch?rent longtemps ; enfin, parmi les herbes du marеcage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secr?tement dans les chambres des femmes. L?, Iseut conta l’aventure ? sa m?re, et lui confia l’еtranger. Comme la reine lui ?tait son armure, la langue envenimеe du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d’Irlande rеveilla le blessе par la vertu d’une herbe et lui dit : « Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre sеnеchal, un fеlon, un couard, lui a tranchе la t?te et rеclame ma fille Iseut la Blonde pour sa rеcompense. Sauras-tu, ? deux jours d’ici, lui prouver son tort par bataille ? – Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me guеrir en deux journеes. J’ai conquis Iseut sur le dragon ; peut-?tre je la conquerrai sur le sеnеchal. » Alors, la reine l’hеbergea richement, et brassa pour lui des rem?des efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui prеpara un bain et doucement oignit son corps d’un baume[25 - oignit son corps d'un baume – смазала его тело бальзамом] que sa m?re avait composе. Elle arr?ta ses regards sur le visage du blessе, vit qu’il еtait beau, et se prit ? penser : « Certes, si sa prouesse vaut sa beautе, mon champion fournira rude bataille! »
Mais Tristan, ranimе par la chaleur de l’eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu’il avait conquis la Reine aux cheveux d’or, se mit ? sourire. Iseut le remarqua et se dit : « Pourquoi cet еtranger a-t-il souri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-je nеgligе l’un des services qu’une jeune fille doit rendre ? son h?te ? Oui, peut-?tre a-t-il ri parce que j’ai oubliе de parer ses armes ternies par le venin. »
Elle vint donc l? o? l’armure de Tristan еtait dеposеe : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, lеger, bien digne d’?tre portе par un preux. » Elle prit l’еpеe par la poignеe : « Certes, c’est l? une belle еpеe, et qui convient ? un hardi baron. » Elle tire du riche fourreau, pour l’essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu’elle est largement еbrеchеe. Elle remarque la forme de l’entaille : ne serait-ce point la lame qui s’est brisеe dans la t?te du Morholt ? Elle hеsite, regarde encore, veut s’assurer de son doute. Elle court ? la chambre o? elle gardait le fragment d’acier retirе nagu?re du cr?ne du Morholt. Elle joint le fragment ? la br?che ; ? peine voyait-on la trace de la brisure. Alors elle se prеcipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la t?te du blessе la grande еpеe, elle cria : « Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc ? ton tour ! »
Tristan fit effort pour arr?ter son bras ; vainement ; son corps еtait perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse : « Soit, je mourrai ; mais pour t’еpargner les longs repentirs, еcoute. Fille de roi, sache que tu n’as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l’as conservеe et rendue. Une premi?re fois, nagu?re, j’еtais le jongleur blessе que tu as sauvе quand tu as chassе de son corps le venin dont l’еpieu du Morholt l’avait empoisonnе. Ne rougis pas, jeune fille, d’avoir guеri ces blessures ; ne les avais-je pas re?ues en loyal combat ? ai-je tuе le Morholt en trahison ? ne m’avait-il pas dеfiе ? ne devais-je pas dеfendre mon corps ? Pour la seconde fois, en m’allant chercher au marеcage, tu m’as sauvе. Ah ! c’est pour toi, jeune fille, que j’ai combattu le dragon… Mais laissons ces choses : je voulais te prouver seulement que, m’ayant par deux fois dеlivrе du pеril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchеe entre les bras du preux sеnеchal, il te sera doux de songer ? ton h?te blessе, qui avait risquе sa vie pour te conquеrir et t’avait conquise, et que tu auras tuе sans dеfense dans ce bain. » Iseut s’еcria : « J’entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquеrir ? Ah ! sans doute, comme le Morholt avait jadis tentе de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, ? ton tour, par belles reprеsailles, tu as fait cette vantance d’emporter comme ta serve celle que le Morholt chеrissait entre les jeunes filles… – Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour deux hirondelles ont volе jusqu’? Tintagel pour y porter l’un de tes cheveux d’or. J’ai cru qu’elles venaient m’annoncer paix et amour. C’est pourquoi je suis venu te quеrir par del? la mer. C’est pourquoi j’ai affrontе le monstre et son venin. Vois ce cheveu cousu parmi les fils d’or de mon bliaut ; la couleur des fils d’or a passе : l’or du cheveu ne s’est pas terni. » Iseut rejeta la grande еpеe et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d’or et se tut longuement ; puis elle baisa son h?te sur les l?vres en signe de paix et le rev?tit de riches habits.
Au jour de l’assemblеe des barons, Tristan envoya secr?tement vers sa nef Perinis, le valet d’Iseut, pour mander ? ses compagnons de se rendre ? la cour, parеs comme il convenait aux messagers d’un riche roi : car il espеrait atteindre ce jour m?me au terme de l’aventure. Gorvenal et les cent chevaliers se dеsolaient depuis quatre jours d’avoir perdu Tristan ; ils se rеjouirent de la nouvelle.
Un ? un, dans la salle o? dеj? s’amassaient sans nombre les barons d’Irlande, ils entr?rent, s’assirent ? la file sur un m?me rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs riches v?tements d’еcarlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandais disaient entre eux : « Quels sont ces seigneurs magnifiques ? Qui les conna?t ? Voyez ces manteaux somptueux, parеs de zibeline et d’orfroi ! Voyez ? la pomme des еpеes, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les bеryls, les еmeraudes et tant de pierres que nous ne savons nommer ! Qui donc vit jamais splendeur pareille ? D’o? viennent ces seigneurs ? ? qui sont-ils ? » Mais les cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs si?ges pour nul qui entr?t.
Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais, le sеnеchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par tеmoins et de soutenir par bataille qu’il avait tuе le monstre et qu’Iseut devait lui ?tre livrеe.
Alors Iseut s’inclina devant son p?re, et dit : « Roi, un homme est l?, qui prеtend convaincre votre sеnеchal de mensonge et de fеlonie. ? cet homme pr?t ? prouver qu’il a dеlivrе votre terre du flеau et que votre fille ne doit pas ?tre abandonnеe ? un couard, promettez-vous de pardonner ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre paix et votre merci ? ».
Le roi y pensa et ne se h?tait pas de rеpondre. Mais ses barons cri?rent en foule : « Octroyez-le, sire ! octroyez-le ! » Le roi dit : « Et je l’octroie ! »
Mais Iseut s’agenouilla ? ses pieds : « P?re, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement ? cet homme ! ». Quand elle eut re?u le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assemblеe. ? sa vue, les cent chevaliers se lev?rent ? la fois, le salu?rent les bras en croix sur la poitrine, se rang?rent ? ses c?tеs et les Irlandais virent qu’il еtait leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et un grand cri retentit : « C’est Tristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt ! ».
Les еpеes nues brill?rent et des voix furieuses rеpеtaient : « Qu’il meure ! » Mais Iseut s’еcria : « Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as promis ! » Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s’apaisa.
Alors Tristan montra la langue du dragon, et offrit la bataille au sеnеchal qui n’osa l’accepter et reconnut son forfait. Puis Tristan parla ainsi : « Seigneurs, j’ai tuе le Morholt, mais j’ai franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le mеfait[26 - Afin de racheter le mеfait… – Чтобы искупить свою вину…], j’ai mis mon corps en pеril de mort et je vous ai dеlivrеs du monstre, et voici que j’ai conquis Iseut la Blonde, la belle. L’ayant conquise, je l’emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que par les terres d’Irlande et de Cornouailles se rеpande non plus la haine, mais l’amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur, l’еpousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage pr?ts ? jurer sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et amour, que son dеsir est d’honorer Iseut comme sa ch?re femme еpousеe, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme leur dame et leur reine. » On apporta les corps saints ? grand’joie, et les cent chevaliers jur?rent qu’il avait dit vеritе.
Le roi prit Iseut par la main et demanda ? Tristan s’il la conduirait loyalement ? son seigneur. Devant ses cent chevaliers et devant les barons d’Irlande, Tristan le jura. Iseut la Blonde frеmissait de honte et d’angoisse.
Ainsi, Tristan, l’ayant conquise, la dеdaignait ; le beau conte du Cheveu d’or n’еtait que mensonge, et c’est ? un autre qu’il la livrait… Mais le roi posa la main droite d’Iseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.
Ainsi, pour l’amour du roi Marc, par la ruse et par la force, Tristan accomplit la qu?te de la Reine aux cheveux d’or.
IV
Le philtre
Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa m?re recueillit des herbes, des fleurs et des racines, les m?la dans du vin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevе par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secr?tement ? Brangien : « Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu l’aimes d’amour fid?le. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul Cil ne le voie et que nulle l?vre ne s’en approche. Mais quand viendront la nuit nuptiale et l’instant o? l’on quitte les еpoux, tu verseras ce vin herbе dans une coupe et tu la prеsenteras, pour qu’ils la vident ensemble, au roi Marc et ? la reine Iseut. Prends garde, ma fille, que seuls ils puissent go?ter ce breuvage. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensеe, ? toujours, dans la vie et dans la mort. »
Brangien promit ? la reine qu’elle ferait selon sa volontе.
La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’еloignait de la terre d’Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente o? elle s’еtait renfermеe avec Brangien, sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. O? ces еtrangers l’entra?naient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinеe ? Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles, elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cCur. Il еtait venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ; il l’avait arrachеe par ses ruses ? sa m?re et ? son pays ; il n’avait pas daignе la garder pour lui-m?me, et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! « Chеtive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre o? je suis nеe que vivre l?-bas !…».
Un jour, les vents tomb?rent, et les voiles pendaient dеgonflеes le long du m?t. Tristan fit atterrir dans une ?le, et, lassеs de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut еtait demeurеe sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et t?chait de calmer son cCur. Comme le soleil br?lait et qu’ils avaient soif, ils demand?rent ? boire. L’enfant chercha quelque breuvage, tant qu’elle dеcouvrit le coutret confiе ? Brangien par la m?re d’Iseut. « J’ai trouvе du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n’еtait pas du vin : c’еtait la passion, c’еtait l’?pre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le prеsenta ? sa ma?tresse. Elle but ? longs traits, puis le tendit ? Tristan, qui le vida.
? cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme еgarеs et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut ? la poupe, le lan?a dans les vagues et gеmit : « Malheureuse ! maudit soit le jour o? je suis nеe et maudit le jour o? je suis montеe sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! »
De nouveau la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait ? Tristan qu’une ronce vivace, aux еpines aigu?s, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cCur et par de forts liens enla?ait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensеe, et tout son dеsir. Il songeait : « Andret, Denoalen, Guenelon, et Gondo?ne, fеlons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suis plus vil encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite ! Bel oncle, qui m’avez aimе orphelin avant m?me de reconna?tre le sang de votre sCur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras me portaient jusqu’? la barque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, d?s le premier jour, chassе l’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-je pensе ? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme et ne peut pas m’aimer ».
Iseut l’aimait. Elle voulait le ha?r, pourtant : ne l’avait-il pas vilement dеdaignеe ? Elle voulait le ha?r, et ne pouvait, irritеe en son cCur de cette tendresse plus douloureuse que la haine. Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourmentеe encore, car seule elle savait quel mal elle avait causе. Deux jours elle les еpia, les vit repousser toute nourriture, tout breuvage et tout rеconfort, se chercher comme des aveugles qui marchent ? t?tons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient sеparеs, plus malheureux encore, quand, rеunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.
Au troisi?me jour, comme Tristan venait vers la tente, dressеe sur le pont de la nef, o? Iseut еtait assise, Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement : « Entrez, seigneur. – Reine, dit Tristan, pourquoi m’avoir appelе seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, votre vassal, pour vous rеvеrer, vous servir et vous aimer comme ma reine et ma dame ? Iseut rеpondit : « Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon ma?tre ! Tu le sais que ta force me domine et que je suis ta serve ! Ah ! que n’ai-je avivе nagu?re les plaies du jongleur blessе ? Que n’ai-je laissе pеrir le tueur du monstre dans les herbes du marеcage ? Que n’ai-je assеnе sur lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l’еpеe dеj? brandie ? Hеlas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui ! – Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? – Ah ! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente et cette mer, et mon corps et ma vie ! ».
Elle posa son bras sur l’еpaule de Tristan ; des larmes еteignirent le rayon de ses yeux[27 - le rayon de ses yeux – блеск его глаз], ses l?vres trembl?rent. Il rеpеta : « Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ? » Elle rеpondit : « L’amour de vous ». Alors il posa ses l?vres sur les siennes.
Mais, comme pour la premi?re fois tous deux go?taient une joie d’amour, Brangien, qui les еpiait, poussa un cri, et les bras tendus, la face trempеe de larmes, se jeta ? leurs pieds : « Malheureux ! arr?tez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, dеj? la force de l’amour vous entra?ne et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbе qui vous poss?de, le breuvage d’amour que votre m?re, Iseut, m’avait confiе. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l’Ennemi[28 - l’Ennemi – дьявол] s’est jouе de nous trois, et c’est vous qui avez vidе le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en ch?timent[29 - en ch?timent – в наказание] de la male garde que j’ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort ! ».
Les amants s’еtreignirent ; dans leurs beaux corps frеmissaient le dеsir et la vie. Tristan dit : « Vienne donc la mort ! » Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liеs ? jamais, ils s’abandonn?rent ? l’amour.
V
Brangien livrеe aux serfs
Le roi Marc accueillit Iseut la Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisit devant le roi ; le roi se saisit d’elle en la prenant ? son tour par la main. A grand honneur il la mena vers le ch?teau de Tintagel, et, lorsqu’elle parut dans la salle au milieu des vassaux, sa beautе jeta une telle clartе que les murs s’illumin?rent comme frappеs du soleil levant. Alors le roi Marc loua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient portе le cheveu d’or ; il loua Tristan et les cent chevaliers qui, sur la nef aventureuse, еtaient allеs lui quеrir la joie de ses yeux et de son cCur. Hеlas ! la nef vous apporte, ? vous aussi, noble roi, l’?pre deuil et les forts tourments.
? dix-huit jours de l?, ayant convoquе tous ses barons, il prit ? femme Iseut la Blonde. Mais, lorsque vint la nuit, Brangien, afin de cacher le dеshonneur de la reine et pour la sauver de la mort, prit la place d’Iseut dans le lit nuptial. En ch?timent de la male garde qu’elle avait faite sur la mer et pour l’amour de son amie, elle lui sacrifia, la fid?le, la puretе de son corps ; l’obscuritе de la nuit cacha au roi sa ruse et sa honte.
Les conteurs prеtendent ici que Brangien n’avait pas jetе dans la mer le flacon de vin herbе, non tout ? fait vidе par les amants ; mais qu’au matin, apr?s que sa dame fut entrеe ? son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dans une coupe ce qui restait du philtre et la prеsenta aux еpoux ; que Marc y but largement et qu’Iseut jeta sa part ? la dеrobеe. Mais sachez, seigneurs, que ces conteurs ont corrompu l’histoire et l’ont faussеe. S’ils ont imaginе ce mensonge, c’est faute de comprendre le merveilleux amour que Marc porta toujours ? la reine. Certes, comme vous l’entendrez bient?t, jamais, malgrе l’angoisse, le tourment et les terribles reprеsailles, Marc ne put chasser de son cCur Iseut ni Tristan : mais sachez, seigneurs, qu’il n’avait pas bu le vin herbе. Ni poison, ni sortil?ge ; seule, la tendre noblesse de son cCur lui inspira d’aimer.
Iseut est reine et semble vivre en joie. Iseut est reine et vit en tristesse. Iseut a la tendresse du roi Marc, les barons l’honorent, et ceux de la gent menue[30 - la gent menue – мелкий люд] la chеrissent. Iseut passe le jour dans ses chambres richement peintes et jonchеes de fleurs. Iseut a les nobles joyaux, les draps de pourpre et les tapis venus de Thessalie, les chants des harpeurs, et les courtines o? sont ouvrеs lеopards, alеrions, papegauts et toutes les b?tes de la mer et des bois. Iseut a ses vives, ses belles amours, et Tristan aupr?s d’elle, ? loisir, et le jour et la nuit ; car, ainsi que veut la coutume chez les hauts seigneurs, il couche dans la chambre royale, parmi les privеs et les fid?les. Iseut tremble pourtant. Pourquoi trembler ? Ne tient-elle pas ses amours secr?tes ? Qui soup?onnerait Tristan ? Qui donc soup?onnerait un fils ? Qui la voit ? Qui l’еpie ? Quel tеmoin ? Oui, un tеmoin l’еpie, Brangien ; Brangien la guette ; Brangien seule sait sa vie, Brangien la tient en sa merci. Dieu ! Si, lasse de prеparer chaque jour comme une servante le lit o? elle a couchе la premi?re, elle les dеnon?ait au roi ! Si Tristan mourait par sa fеlonie!… Ainsi la peur affole la reine. Non, ce n’est pas de Brangien la fid?le, c’est de son propre cCur que vient son tourment. Еcoutez, seigneurs, la grande tra?trise qu’elle mеdita ; mais Dieu, comme vous l’entendrez, la prit en pitiе ; vous aussi, soyez-lui compatissants !
Ce jour-l?, Tristan et le roi chassaient au loin, et Tristan ne connut pas ce crime. Iseut fit venir deux serfs, leur promit la franchise et soixante besants d’or, s’ils juraient de faire sa volontе. Ils firent le serment. « Je vous donnerai donc, dit-elle, une jeune fille ; vous l’emm?nerez dans la for?t, loin ou pr?s, mais en tel lieu que nul ne dеcouvre jamais l’aventure ; l?, vous la tuerez et me rapporterez sa langue. Retenez, pour me les rеpеter, les paroles qu’elle aura dites. Allez ; ? votre retour, vous serez des hommes affranchis et riches ».
Puis elle appela Brangien : « Amie, tu vois comme mon corps languit et souffre ; n’iras-tu pas chercher dans la for?t les plantes qui conviennent ? ce mal ? Deux serfs sont l?, qui te conduiront ; ils savent o? croissent les herbes efficaces. Suis-les donc ; sCur, sache-le bien, si je t’envoie ? la for?t, c’est qu’il y va de mon repos et de ma vie ! » Les serfs l’emmen?rent. Venue au bois, elle voulut s’arr?ter, car les plantes salutaires croissaient autour d’elle en suffisance. Mais ils l’entra?n?rent plus loin : « Viens, jeune fille, ce n’est pas ici le lieu convenable. » L’un des serfs marchait devant elle, son compagnon la suivait. Plus de sentier frayе, mais des ronces, des еpines et des chardons emm?lеs.
Alors l’homme qui marchait le premier tira son еpеe et se retourna ; elle se rejeta vers l’autre serf pour lui demander aide ; il tenait aussi l’еpеe nue ? son poing et dit : « Jeune fille, il nous faut te tuer. » Brangien tomba sur l’herbe et ses bras tentaient d’еcarter la pointe des еpеes. Elle demandait merci d’une voix si pitoyable et si tendre qu’ils dirent : « Jeune fille, si la reine Iseut, ta dame et la n?tre, veut que tu meures, sans doute lui as-tu fait quelque grand tort ». Elle rеpondit : « Je ne sais, amis ; je ne me souviens que d’un seul mеfait. Quand nous part?mes d’Irlande, nous emportions chacune, comme la plus ch?re des parures, une chemise blanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advint qu’Iseut dеchira sa chemise nuptiale, et pour la nuit de ses noces, je lui ai pr?tе la mienne. Amis, voil? tout le tort que je lui ai fait. Mais puisqu’elle veut que je meure, dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie de tout ce qu’elle m’a fait de bien et d’honneur depuis qu’enfant, ravie par des pirates, j’ai еtе vendue ? sa m?re et vouеe ? la servir. Que Dieu, dans sa bontе, garde son honneur, son corps, sa vie ! Fr?res, frappez maintenant! ».
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