La brune lui dit:
– As-tu retrouvе ta langue?
Il balbutia: «Parbleu», sans parvenir ? prononcer autre chose que cette parole.
Ils restaient debout tous les trois, arr?tеs, arr?tant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d'eux.
Alors, tout ? coup elle demanda:
– Viens-tu chez moi?
Et lui, frеmissant de convoitise, rеpondit brutalement:
– Oui, mais je n'ai qu'un louis dans ma poche.
Elle sourit avec indiffеrence:
– ?a ne fait rien.
Et elle prit son bras en signe de possession.
Comme ils sortaient, il songeait qu'avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirеe pour le lendemain.
II
Monsieur Forestier, s'il vous pla?t?
– Au troisi?me, la porte ? gauche.
Le concierge avait rеpondu cela d'une voix aimable o? apparaissait une considеration pour son locataire. Et Georges Duroy monta l'escalier.
Il еtait un peu g?nе, intimidе, mal ? l'aise. Il portait un habit pour la premi?re fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiеtait. Il la sentait dеfectueuse en tout, par les bottines non vernies, mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetеe le matin m?me au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait dеj?. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser m?me la moins ab?mеe.
Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripеe que prennent les v?tements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'еtant trouvе ? peu pr?s juste pour la taille.
Il montait lentement les marches, le cCur battant, l'esprit anxieux, harcelе surtout par la crainte d'?tre ridicule; et, soudain, il aper?ut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si pr?s l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arri?re, puis il demeura stupеfait: c'еtait lui-m?me, reflеtе par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un еlan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.
N'ayant chez lui que son petit miroir ? barbe, il n'avait pu se contempler enti?rement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisеe, il s'exagеrait les imperfections, s'affolait ? l'idеe d'?tre grotesque.
Mais voil? qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'еtait pas m?me reconnu; il s'еtait pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvе fort bien, fort chic, au premier coup d'Cil.
Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble еtait satisfaisant.
Alors il s'еtudia comme font les acteurs pour apprendre leurs r?les. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments: l'еtonnement, le plaisir, l'approbation; et il chercha les degrеs du sourire et les intentions de l'Cil pour se montrer galant aupr?s des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les dеsire.
Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'?tre surpris et il se mit ? monter fort vite, avec la crainte d'avoir еtе vu, minaudant ainsi, par quelque invitе de son ami.
En arrivant au second еtage, il aper?ut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment еlеgante. Il marchait bien. Et une confiance immodеrеe en lui-m?me emplit son ?me. Certes, il rеussirait avec cette figure-l? et son dеsir d'arriver, et la rеsolution qu'il se connaissait et l'indеpendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier еtage. Il s'arr?ta devant la troisi?me glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui еtait familier, ?ta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura ? mi-voix comme il faisait souvent:»Voil? une excellente invention.» Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.
La porte s'ouvrit presque aussit?t, et il se trouva en prеsence d'un valet en habit noir, grave, rasе, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'o? lui venait cette vague еmotion: d'une inconsciente comparaison peut-?tre, entre la coupe de leurs v?tements. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda, en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches:
– Qui dois-je annoncer?
Et il jeta le nom derri?re une porte soulevеe, dans un salon o? il fallait entrer.
Mais Duroy, tout ? coup, perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire son premier pas dans l'existence attendue, r?vеe. Il s'avan?a, pourtant. Une jeune femme, blonde, еtait debout qui l'attendait, toute seule, dans une grande pi?ce bien еclairеe et pleine d'arbustes, comme une serre.
Il s'arr?ta net, tout ? fait dеconcertе. Quelle еtait cette dame qui souriait? Puis il se souvint que Forestier еtait mariе; et la pensеe que cette jolie blonde еlеgante devait ?tre la femme de son ami acheva de l'effarer.
Il balbutia:
– Madame, je suis…
Elle lui tendit la main:
– Je le sais, monsieur. Charles m'a racontе votre rencontre d'hier soir, et je suis tr?s heureuse qu'il ait eu la bonne inspiration de vous prier de d?ner avec nous aujourd'hui.
Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire, et il se sentait examinе, inspectе des pieds ? la t?te, pesе, jugе.
Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison pour expliquer les nеgligences de sa toilette; mais il ne trouva rien, et n'osa pas toucher ? ce sujet difficile.
Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui dеsignait, et quand il sentit plier sous lui le velours еlastique et doux du si?ge, quand il se sentit enfoncе, appuyе, еtreint par ce meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnеs le soutenaient dеlicatement, il lui sembla qu'il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait possession de quelque chose de dеlicieux, qu'il devenait quelqu'un, qu'il еtait sauvе; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l'avaient point quittе.
Elle еtait v?tue d'une robe de cachemire bleu p?le qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse.
La chair des bras et de la gorge sortait d'une mousse de dentelle blanche dont еtaient garnis le corsage et les courtes manches; et les cheveux relevеs au sommet de la t?te, frisant un peu sur la nuque, faisaient un lеger nuage de duvet blond au-dessus du cou.
Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait, sans qu'il s?t pourquoi, celui de la fille rencontrеe la veille aux Folies-Berg?re. Elle avait les yeux gris, d'un gris azurе qui en rendait еtrange l'expression, le nez mince, les l?vres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrеguli?re et sеduisante, pleine de gentillesse et de malice. C'еtait un de ces visages de femme dont chaque ligne rеv?le une gr?ce particuli?re, semble avoir une signification, dont chaque mouvement para?t dire ou cacher quelque chose.
Apr?s un court silence, elle lui demanda:
– Vous ?tes depuis longtemps ? Paris?
Il rеpondit, en reprenant peu ? peu possession de lui:
– Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai un emploi dans les chemins de fer; mais Forestier m'a laissе espеrer que je pourrais, gr?ce ? lui, pеnеtrer dans le journalisme.
Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant; et elle murmura en baissant la voix:
– Je sais.
Le timbre avait tintе de nouveau. Le valet annon?a:
– Madame de Marelle.
C'еtait une petite brune, de celles qu'on appelle des brunettes.
Elle entra d'une allure alerte; elle semblait dessinеe, moulеe des pieds ? la t?te dans une robe sombre toute simple.