On s'еtait tu. Une des femmes se remit ? parler. Il s'agissait du froid qui devenait violent, pas assez cependant pour arr?ter l'еpidеmie de fi?vre typho?de ni pour permettre de patiner. Et chacune donna son avis sur cette entrеe en sc?ne de la gelеe ? Paris; puis elles exprim?rent leurs prеfеrences dans les saisons, avec toutes les raisons banales qui tra?nent dans les esprits comme la poussi?re dans les appartements.
Un bruit lеger de porte fit retourner la t?te de Duroy, et il aper?ut, ? travers deux glaces sans tain, une grosse dame qui s'en venait. D?s qu'elle apparut dans le boudoir une des visiteuses se leva, serra les mains, puis partit; et le jeune homme suivit du regard, par les autres salons, son dos noir o? brillaient des perles de jais.
Quand l'agitation de ce changement de personnes se fut calmеe, on parla spontanеment, sans transition, de la question du Maroc et de la guerre en Orient, et aussi des embarras de l'Angleterre ? l'extrеmitе de l'Afrique.
Ces dames discutaient ces choses de mеmoire, comme si elles eussent rеcitе une comеdie mondaine et convenable, rеpеtеe bien souvent.
Une nouvelle entrеe eut lieu, celle d'une petite blonde frisеe, qui dеtermina la sortie d'une grande personne s?che, entre deux ?ges.
Et on parla des chances qu'avait M. Linet pour entrer ? l'Acadеmie. La nouvelle venue pensait fermement qu'il serait battu par M. Cabanon-Lebas, l'auteur de la belle adaptation en vers fran?ais de Don Quichotte pour le thе?tre.
– Vous savez que ce sera jouе ? l'Odеon l'hiver prochain?
– Ah! vraiment. J'irai certainement voir cette tentative tr?s littеraire.
Mme Walter rеpondait gracieusement, avec calme et indiffеrence, sans hеsiter jamais sur ce qu'elle devait dire, son opinion еtant toujours pr?te d'avance.
Mais elle s'aper?ut que la nuit venait et elle sonna pour les lampes, tout en еcoutant la causerie qui coulait comme un ruisseau de guimauve, et en pensant qu'elle avait oubliе de passer chez le graveur pour les cartes d'invitation du prochain d?ner.
Elle еtait un peu trop grasse, belle encore, ? l'?ge dangereux o? la dеb?cle est proche. Elle se maintenait ? force de soins, de prеcautions, d'hygi?ne et de p?tes pour la peau. Elle semblait sage en tout, modеrеe et raisonnable, une de ces femmes dont l'esprit est alignе comme un jardin fran?ais. On y circule sans surprise, tout en y trouvant un certain charme. Elle avait de la raison, une raison fine, discr?te et s?re qui lui tenait lieu de fantaisie, de la bontе, du dеvouement, et une bienveillance tranquille, large pour tout le monde et pour tout.
Elle remarqua que Duroy n'avait rien dit, qu'on ne lui avait point parlе, et qu'il semblait un peu contraint; et comme ces dames n'еtaient point sorties de l'Acadеmie, ce sujet prеfеrе les retenant toujours longtemps, elle demanda:
– Et vous qui devez ?tre renseignе mieux que personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos prеfеrences?
Il rеpondit sans hеsiter:
– Dans cette question, madame, je n'envisagerais jamais le mеrite, toujours contestable, des candidats, mais leur ?ge et leur santе. Je ne demanderais point leurs titres, mais leur mal. Je ne rechercherais point s'ils ont fait une traduction rimеe de Lope de Vega, mais j'aurais soin de m'informer de l'еtat de leur foie, de leur cCur, de leurs reins et de leur moelle еpini?re. Pour moi, une bonne hypertrophie, une bonne albuminurie, et surtout un bon commencement d'ataxie locomotrice vaudraient cent fois mieux que quarante volumes de digressions sur l'idеe de patrie dans la poеsie barbaresque.
Un silence еtonnе suivit cette opinion.
Mme Walter, souriant, reprit:
– Pourquoi donc?
Il rеpondit:
– Parce que je ne cherche jamais que le plaisir qu'une chose peut causer aux femmes. Or, madame, l'Acadеmie n'a vraiment d'intеr?t pour vous que lorsqu'un acadеmicien meurt. Plus il en meurt, plus vous devez ?tre heureuses. Mais pour qu'ils meurent vite, il faut les nommer vieux et malades.
Comme on demeurait un peu surpris, il ajouta:
– Je suis comme vous d'ailleurs et j'aime beaucoup lire dans les еchos de Paris le dеc?s d'un acadеmicien. Je me demande tout de suite: «Qui va le remplacer?» Et je fais ma liste. C'est un jeu, un petit jeu tr?s gentil auquel on joue dans tous les salons parisiens ? chaque trеpas d'immortel: «Le jeu de la mort et des quarante vieillards.»
Ces dames, un peu dеconcertеes encore, commen?aient cependant ? sourire, tant еtait juste sa remarque.
Il conclut, en se levant:
– C'est vous qui les nommez, mesdames, et vous ne les nommez que pour les voir mourir. Choisissez-les donc vieux, tr?s vieux, le plus vieux possible, et ne vous occupez jamais du reste.
Puis il s'en alla avec beaucoup de gr?ce.
D?s qu'il fut parti, une des femmes dеclara:
– Il est dr?le, ce gar?on. Qui est-ce?
Mme Walter rеpondit:
– Un de nos rеdacteurs, qui ne fait encore que la menue besogne du journal, mais je ne doute pas qu'il n'arrive vite.
Duroy descendait le boulevard Malesherbes ga?ment, ? grands pas dansants, content de sa sortie et murmurant: «Bon dеpart.»
Il se rеconcilia avec Rachel, ce soir-l?.
La semaine suivante lui apporta deux еvеnements. Il fut nommе chef des Еchos et invitе ? d?ner chez Mme Walter. Il vit tout de suite un lien entre les deux nouvelles.
La Vie Fran?aise еtait avant tout un journal d'argent, le patron еtant un homme d'argent ? qui la presse et la dеputation avaient servi de leviers. Se faisant de la bonhomie une arme, il avait toujours manCuvrе sous un masque souriant de brave homme, mais il n'employait ? ses besognes, quelles qu'elles fussent, que des gens qu'il avait t?tеs, еprouvеs, flairеs, qu'il sentait retors, audacieux et souples. Duroy, nommе chef des Еchos, lui semblait un gar?on prеcieux.
Cette fonction avait еtе remplie jusque-l? par le secrеtaire de la rеdaction, M. Boisrenard, un vieux journaliste correct, ponctuel et mеticuleux comme un employе. Depuis trente ans il avait еtе secrеtaire de la rеdaction de onze journaux diffеrents, sans modifier en rien sa mani?re de faire ou de voir. Il passait d'une rеdaction dans une autre comme on change de restaurant, s'apercevant ? peine que la cuisine n'avait pas tout ? fait le m?me go?t. Les opinions politiques et religieuses lui demeuraient еtrang?res. Il еtait dеvouе au journal quel qu'il f?t, entendu dans la besogne, et prеcieux par son expеrience. Il travaillait comme un aveugle qui ne voit rien, comme un sourd qui n'entend rien, et comme un muet qui ne parle jamais de rien. Il avait cependant une grande loyautе professionnelle, et ne se f?t point pr?tе ? une chose qu'il n'aurait pas jugеe honn?te, loyale et correcte au point de vue spеcial de son mеtier.
M. Walter, qui l'apprеciait cependant, avait souvent dеsirе un autre homme pour lui confier les Еchos, qui sont, disait-il, la moelle du journal. C'est par eux qu'on lance les nouvelles, qu'on fait courir les bruits, qu'on agit sur le public et sur la rente. Entre deux soirеes mondaines, il faut savoir glisser, sans avoir l'air de rien, la chose importante, plut?t insinuеe que dite. Il faut, par des sous-entendus, laisser deviner ce qu'on veut, dеmentir de telle sorte que la rumeur s'affirme, ou affirmer de telle mani?re que personne ne croie au fait annoncе. Il faut que, dans les еchos, chacun trouve, chaque jour, une ligne au moins qui l'intеresse, afin que tout le monde les lise. Il faut penser ? tout et ? tous, ? tous les mondes, ? toutes les professions, ? Paris et ? la Province, ? l'Armеe et aux Peintres, au Clergе et ? l'Universitе, aux Magistrats et aux Courtisanes.
L'homme qui les dirige et qui commande au bataillon des reporters doit ?tre toujours en еveil, et toujours en garde, mеfiant, prеvoyant, rusе, alerte et souple, armе de toutes les astuces et douе d'un flair infaillible pour dеcouvrir la nouvelle fausse du premier coup d'Cil, pour juger ce qui est bon ? dire et bon ? celer, pour deviner ce qui portera sur le public; et il doit savoir le prеsenter de telle fa?on que l'effet en soit multipliе.
M. Boisrenard, qui avait pour lui une longue pratique, manquait de ma?trise et de chic; il manquait surtout de la rouerie native qu'il fallait pour pressentir chaque jour les idеes secr?tes du patron.
Duroy devait faire l'affaire en perfection, et il complеtait admirablement la rеdaction de cette feuille «qui naviguait sur les fonds de l'Еtat et sur les bas-fonds de la politique», selon l'expression de Norbert de Varenne.
Les inspirateurs et vеritables rеdacteurs de la Vie Fran?aise еtaient une demi-douzaine de dеputеs intеressеs dans toutes les spеculations que lan?ait ou que soutenait le directeur. On les nommait ? la Chambre» la bande ? Walter» et on les enviait parce qu'ils devaient gagner de l'argent avec lui et par lui.
Forestier, rеdacteur politique, n'еtait que l'homme de paille de ces hommes d'affaires, l'exеcuteur des intentions suggеrеes par eux. Ils lui soufflaient ses articles de fond qu'il allait toujours еcrire chez lui «pour ?tre tranquille», disait-il.
Mais, afin de donner au journal une allure littеraire et parisienne, on y avait attachе deux еcrivains cеl?bres en des genres diffеrents, Jacques Rival, chroniqueur d'actualitе, et Norbert de Varenne, po?te et chroniqueur fantaisiste, ou plut?t conteur, suivant la nouvelle еcole.
Puis on s'еtait procurе, ? bas prix, des critiques d'art, de peinture, de musique, de thе?tre, un rеdacteur criminaliste et un rеdacteur hippique, parmi la grande tribu mercenaire des еcrivains ? tout faire. Deux femmes du monde, «Domino rose» et «Patte blanche», envoyaient des variеtеs mondaines, traitaient les questions de mode, de vie еlеgante, d'еtiquette, de savoir-vivre, et commettaient des indiscrеtions sur les grandes dames.
Et la Vie Fran?aise» naviguait sur les fonds et bas-fonds», manCuvrеe par toutes ces mains diffеrentes.
Duroy еtait dans toute la joie de sa nomination aux fonctions de chef des Еchos quand il re?ut un petit carton gravе, o? il lut: «M. et Mme Walter prient Monsieur Georges Duroy de leur faire le plaisir de venir d?ner chez eux le jeudi 20 janvier.»
Cette nouvelle faveur, tombant sur l'autre, l'emplit d'une telle joie qu'il baisa l'invitation comme il e?t fait d'une lettre d'amour. Puis il alla trouver le caissier pour traiter la grosse question des fonds.
Un chef des Еchos a gеnеralement son budget sur lequel il paie ses reporters et les nouvelles, bonnes ou mеdiocres, apportеes par l'un ou l'autre, comme les jardiniers apportent leurs fruits chez un marchand de primeurs.
Douze cents francs par mois, au dеbut, еtaient allouеs ? Duroy, qui se proposait bien d'en garder une forte partie.
Le caissier, sur ses reprеsentations pressantes, avait fini par lui avancer quatre cents francs. Il eut, au premier moment, l'intention formelle de renvoyer ? Mme de Marelle les deux cent quatre-vingts francs qu'il lui devait, mais il rеflеchit presque aussit?t qu'il ne lui resterait plus entre les mains que cent vingt francs, somme tout ? fait insuffisante pour faire marcher, d'une fa?on convenable, son nouveau service, et il remit cette restitution ? des temps plus еloignеs.
Pendant deux jours, il s'occupa de son installation, car il hеritait d'une table particuli?re et de casiers ? lettres, dans la vaste pi?ce commune ? toute la rеdaction. Il occupait un bout de cette pi?ce, tandis que Boisrenard, dont les cheveux d'un noir d'еb?ne, malgrе son ?ge, еtaient toujours penchеs sur une feuille de papier, tenait l'autre bout.