Lorsqu'ils furent dans la rue, elle reprit, tout bas, avec ce ton mystеrieux dont on fait les confidences:
– Je n'osais point te demander ?a, jusqu'ici; mais tu ne te figures pas comme j'aime ces escapades de gar?on dans tous ces endroits o? les femmes ne vont pas. Pendant le carnaval je m'habillerai en collеgien. Je suis dr?le comme tout en collеgien.
Quand ils pеnеtr?rent dans la salle de bal, elle se serra contre lui, effrayеe et contente, regardant d'un Cil ravi les filles et les souteneurs et, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger possible, elle disait, en apercevant un municipal grave et immobile: «Voil? un agent qui a l'air solide.» Au bout d'un quart d'heure, elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.
Alors commen?a une sеrie d'excursions dans tous les endroits louches o? s'amuse le peuple; et Duroy dеcouvrit dans sa ma?tresse un go?t passionnе pour ce vagabondage d'еtudiants en goguette.
Elle arrivait au rendez-vous habituel v?tue d'une robe de toile, la t?te couverte d'un bonnet de soubrette, de soubrette de vaudeville; et, malgrе la simplicitе еlеgante et cherchеe de la toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et ses boucles d'oreilles en brillants, en donnant cette raison, quand il la suppliait de les ?ter: «Bah! on croira que ce sont des cailloux du Rhin.»
Elle se jugeait admirablement dеguisеe, et, bien qu'elle f?t en rеalitе cachеe ? la fa?on des autruches, elle allait dans les tavernes les plus mal famеes.
Elle avait voulu que Duroy s'habill?t en ouvrier; mais il rеsista et garda sa tenue correcte de boulevardier sans vouloir m?me changer son haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.
Elle s'еtait consolеe de son obstination par ce raisonnement: «On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde.» Et elle trouvait dеlicieuse cette comеdie.
Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et allaient s'asseoir au fond du bouge enfumе, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumеe ?cre o? restait une odeur de poisson frit du d?ner emplissait la salle; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres; et le gar?on еtonnе dеvisageait ce couple еtrange, en posant devant lui deux cerises ? l'eau-de-vie.
Elle, tremblante, apeurеe et ravie, se mettait ? boire le jus rouge des fruits, ? petits coups, en regardant autour d'elle d'un Cil inquiet et allumе. Chaque cerise avalеe lui donnait la sensation d'une faute commise, chaque goutte du liquide br?lant et poivrе descendant en sa gorge lui procurait un plaisir ?cre, la joie d'une jouissance scеlеrate et dеfendue.
Puis elle disait ? mi-voix: «Allons-nous-en». Et ils partaient. Elle filait vivement, la t?te basse, d'un pas menu, d'un pas d'actrice qui quitte la sc?ne, entre les buveurs accoudеs aux tables qui la regardaient passer d'un air soup?onneux et mеcontent; et quand elle avait franchi la porte, elle poussait un grand soupir, comme si elle venait d'еchapper ? quelque danger terrible.
Quelquefois elle demandait ? Duroy, en frissonnant:
– Si on m'injuriait dans ces endroits-l?, qu'est-ce que tu ferais?
Il rеpondait d'un ton cr?ne:
– Je te dеfendrais, parbleu!
Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le dеsir confus peut-?tre d'?tre injuriеe et dеfendue, de voir des hommes se battre pour elle, m?me ces hommes-l?, avec son bien-aimе.
Mais ces excursions, se renouvelant deux ou trois fois par semaine, commen?aient ? fatiguer Duroy, qui avait grand mal d'ailleurs, depuis quelque temps, ? se procurer le demi-louis qu'il lui fallait pour payer la voiture et les consommations.
Il vivait maintenant avec une peine infinie, avec plus de peine qu'aux jours o? il еtait employе du Nord, car, ayant dеpensе largement, sans compter, pendant ses premiers mois de journalisme, avec l'espoir constant de gagner de grosses sommes le lendemain, il avait еpuisе toutes ses ressources et tous les moyens de se procurer de l'argent.
Un procеdе fort simple, celui d'emprunter ? la caisse, s'еtait trouvе bien vite usе, et il devait dеj? au journal quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en outre, cent francs ? Forestier, trois cents francs ? Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il еtait rongе par une multitude de petites dettes inavouables de vingt francs ou de cent sous.
Saint-Potin, consultе sur les mеthodes ? employer pour trouver encore cent francs, n'avait dеcouvert aucun expеdient, bien qu'il f?t un homme d'invention; et Duroy s'exaspеrait de cette mis?re, plus sensible maintenant qu'autrefois, parce qu'il avait plus de besoins. Une col?re sourde contre tout le monde couvait en lui, et une irritation incessante, qui se manifestait ? tout propos, ? tout moment, pour les causes les plus futiles.
Il se demandait parfois comment il avait fait pour dеpenser une moyenne de mille livres par mois, sans aucun exc?s ni aucune fantaisie; et il constatait qu'en additionnant un dеjeuner de huit francs avec un d?ner de douze pris dans un grand cafе quelconque du boulevard, il arrivait tout de suite ? un louis, qui, joint ? une dizaine de francs d'argent de poche, de cet argent qui coule sans qu'on sache comment, formait un total de trente francs. Or, trente francs par jour donnent neuf cents francs ? la fin du mois. Et il ne comptait pas l? dedans tous les frais d'habillement, de chaussure, de linge, de blanchissage, etc.
Donc, le 14 dеcembre, il se trouva sans un sou dans sa poche et sans un moyen dans l'esprit pour obtenir quelque monnaie.
Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne dеjeuna point et il passa l'apr?s-midi au journal ? travailler, rageant et prеoccupе.
Vers quatre heures, il re?ut un petit bleu de sa ma?tresse, qui lui disait: «Veux-tu que nous d?nions ensemble? nous ferons ensuite une escapade.»
Il rеpondit aussit?t: «Impossible d?ner.» Puis il rеflеchit qu'il serait bien b?te de se priver des moments agrеables qu'elle pourrait lui donner, et il ajouta: «Mais je t'attendrai, ? neuf heures, dans notre logis».
Et ayant envoyе un des gar?ons porter ce mot, afin d'еconomiser le prix du tеlеgramme, il rеflеchit ? la fa?on dont il s'y prendrait pour se procurer le repas du soir.
? sept heures, il n'avait encore rien inventе; et une faim terrible lui creusait le ventre. Alors il eut recours ? un stratag?me de dеsespеrе. Il laissa partir tous ses confr?res, l'un apr?s l'autre, et, quand il fut seul, il sonna vivement. L'huissier du patron, restе pour garder les bureaux, se prеsenta.
Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d'une voix brusque:
– Dites donc, Foucart, j'ai oubliе mon porte-monnaie chez moi, et il faut que j'aille d?ner au Luxembourg. Pr?tez-moi cinquante sous pour payer ma voiture.
L'homme tira trois francs de son gilet, en demandant:
– Monsieur Duroy ne veut pas davantage?
– Non, non, cela me suffit. Merci bien.
Et, ayant saisi les pi?ces blanches, Duroy descendit en courant l'escalier, puis alla d?ner dans une gargote o? il еchouait aux jours de mis?re.
? neuf heures, il attendait sa ma?tresse, les pieds au feu dans le petit salon.
Elle arriva, tr?s animеe, tr?s gaie, fouettеe par l'air froid de la rue:
– Si tu veux, dit-elle, nous ferons d'abord un tour, puis nous rentrerons ici ? onze heures. Le temps est admirable pour se promener.
Il rеpondit d'un ton grognon:
– Pourquoi sortir? On est tr?s bien ici.
Elle reprit, sans ?ter son chapeau:
– Si tu savais, il fait un clair de lune merveilleux. C'est un vrai bonheur de se promener, ce soir.
– C'est possible, mais moi je ne tiens pas ? me promener.
Il avait dit cela d'un air furieux. Elle en fut saisie, blessеe, et demanda:
– Qu'est-ce que tu as? Pourquoi prends-tu ces mani?res-l?? J'ai le dеsir de faire un tour, je ne vois pas en quoi cela peut te f?cher.
Il se souleva, exaspеrе:
– Cela ne me f?che pas. Cela m'emb?te. Voil?!
Elle еtait de celles que la rеsistance irrite et que l'impolitesse exasp?re.
Elle pronon?a, avec dеdain, avec une col?re froide:
– Je n'ai pas l'habitude qu'on me parle ainsi. Je m'en irai seule, alors; adieu!
Il comprit que c'еtait grave, et s'еlan?ant vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa, en balbutiant:
– Pardonne-moi, ma chеrie, pardonne-moi, je suis tr?s nerveux, ce soir, tr?s irritable. C'est que j'ai des contrariеtеs, des ennuis, tu sais, des affaires de mеtier.