– Mais c'est payе, mon chеri!
Il reprit:
– Alors, c'est ? toi que je le dois?
– Mais non, mon chat, ?a ne te regarde pas, c'est moi qui veux faire cette petite folie.
Il eut l'air de se f?cher:
– Ah! mais non, par exemple. Je ne le permettrai point.
Elle vint ? lui suppliante, et, posant les mains sur ses еpaules:
– Je t'en prie, Georges, ?a me fera tant de plaisir, tant de plaisir que ce soit ? moi, notre nid, rien qu'? moi! ?a ne peut pas te froisser? En quoi? Je voudrais apporter ?a dans notre amour. Dis que tu veux bien, mon petit Gеo, dis que tu veux bien?..
Elle l'implorait du regard, de la l?vre, de tout son ?tre.
Il se fit prier, refusant avec des mines irritеes, puis il cеda, trouvant cela juste, au fond.
Et quand elle fut partie, il murmura, en se frottant les mains et sans chercher dans les replis de son cCur d'o? lui venait, ce jour-l?, cette opinion: «Elle est gentille, tout de m?me.»
Il re?ut quelques jours plus tard un autre petit bleu qui lui disait:
«Mon mari arrive ce soir, apr?s six semaines d'inspection. Nous aurons donc rel?che huit jours. Quelle corvеe, mon chеri!
«Ta Clo.»
Duroy demeura stupеfait. Il ne songeait vraiment plus qu'elle еtait mariеe. En voil? un homme dont il aurait voulu voir la t?te, rien qu'une fois, pour le conna?tre.
Il attendit avec patience cependant le dеpart de l'еpoux, mais il passa aux Folies-Berg?re deux soirеes qui se termin?rent chez Rachel.
Puis, un matin, nouveau tеlеgramme contenant quatre mots: «Tant?t, cinq heures. – Clo.»
Ils arriv?rent tous les deux en avance au rendez-vous. Elle se jeta dans ses bras avec un grand еlan d'amour, le baisant passionnеment ? travers le visage; puis elle lui dit:
– Si tu veux, quand nous nous serons bien aimеs, tu m'emm?neras d?ner quelque part. Je me suis faite libre.
On еtait justement au commencement du mois, et bien que son traitement f?t escomptе longtemps d'avance, et qu'il vеc?t au jour le jour d'argent cueilli de tous les c?tеs, Duroy se trouvait par hasard en fonds; et il fut content d'avoir l'occasion de dеpenser quelque chose pour elle.
Il rеpondit:
– Mais oui, ma chеrie, o? tu voudras.
Ils partirent donc vers sept heures et gagn?rent le boulevard extеrieur. Elle s'appuyait fortement sur lui et lui disait, dans l'oreille:
– Si tu savais comme je suis contente de sortir ? ton bras, comme j'aime te sentir contre moi!
Il demanda:
– Veux-tu aller chez le p?re Lathuile?
Elle rеpondit:
– Oh! non, c'est trop chic. Je voudrais quelque chose de dr?le, de commun, comme un restaurant o? vont les employеs et les ouvri?res; j'adore les parties dans les guinguettes! Oh! si nous avions pu aller ? la campagne!
Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le quartier, ils err?rent le long du boulevard, et ils finirent par entrer chez un marchand de vin qui donnait ? manger dans une salle ? part. Elle avait vu, ? travers la vitre, deux fillettes en cheveux attablеes en face de deux militaires.
Trois cochers de fiacre d?naient dans le fond de la pi?ce еtroite et longue, et un personnage, impossible ? classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes allongеes, les mains dans la ceinture de sa culotte, еtendu sur sa chaise et la t?te renversеe en arri?re par-dessus la barre. Sa jaquette semblait un musеe de taches, et dans les poches gonflеes comme des ventres on apercevait le goulot d'une bouteille, un morceau de pain, un paquet enveloppе dans un journal, et un bout de ficelle qui pendait. Il avait des cheveux еpais, crеpus, m?lеs, gris de saletе; et sa casquette еtait par terre, sous sa chaise.
L'entrеe de Clotilde fit sensation par l'еlеgance de sa toilette. Les deux couples cess?rent de chuchoter, les trois cochers cess?rent de discuter, et le particulier qui fumait, ayant ?tе sa pipe de sa bouche et crachе devant lui, regarda en tournant un peu la t?te.
Mme de Marelle murmura:
– C'est tr?s gentil! Nous serons tr?s bien; une autre fois, je m'habillerai en ouvri?re.
Et elle s'assit sans embarras et sans dеgo?t en face de la table de bois vernie par la graisse des nourritures, lavеe par les boissons rеpandues et torchеe d'un coup de serviette par le gar?on. Duroy, un peu g?nе, un peu honteux, cherchait une pat?re pour y pendre son haut chapeau. N'en trouvant point, il le dеposa sur une chaise.
Ils mang?rent un rago?t de mouton, une tranche de gigot et une salade. Clotilde rеpеtait:
– Moi, j'adore ?a. J'ai des go?ts canailles. Je m'amuse mieux ici qu'au Cafе Anglais.
Puis elle dit:
– Si tu veux me faire tout ? fait plaisir, tu me m?neras dans un bastringue. J'en connais un tr?s dr?le pr?s d'ici qu'on appelle la Reine-Blanche.
Duroy, surpris, demanda:
– Qui est-ce qui t'a menеe l??
Il la regardait et il la vit rougir, un peu troublеe, comme si cette question brusque e?t еveillе en elle un souvenir dеlicat. Apr?s une de ces hеsitations fеminines si courtes qu'il les faut deviner, elle rеpondit:
– C'est un ami…
Puis, apr?s un silence, elle ajouta:
– …qui est mort.
Et elle baissa les yeux avec une tristesse bien naturelle.
Et Duroy, pour la premi?re fois, songea ? tout ce qu'il ne savait point dans la vie passеe de cette femme, et il r?va. Certes elle avait eu des amants, dеj?, mais de quelle sorte? de quel monde? Une vague jalousie, une sorte d'inimitiе s'еveillait en lui contre elle, une inimitiе pour tout ce qu'il ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point appartenu dans ce cCur et dans cette existence. Il la regardait, irritе du myst?re enfermе dans cette t?te jolie et muette et qui songeait, en ce moment-l? m?me peut-?tre, ? l'autre, aux autres, avec des regrets. Comme il e?t aimе regarder dans ce souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout conna?tre!..
Elle rеpеta:
– Veux-tu me conduire ? la Reine-Blanche? Ce sera une f?te compl?te.
Il pensa: «Bah! qu'importe le passе? Je suis bien b?te de me troubler de ?a.» Et, souriant, il rеpondit:
– Mais certainement, ma chеrie.