LUI. Retrouver ma chambre? J’y mourrais d’ennui. De toute fa?on, je ne trouverai pas le sommeil.
ELLE. Vous souffrez d’insomnie?
LUI. (acquies?ant). En gros, oui. Insomnie chronique.
ELLE. Bon, alors je reste encore un peu.
LUI. On peut commander?
ELLE. Pas la peine, merci. Je ne voudrais pas vous ruiner.
LUI. Mon portefeuille rеsisterait ? ce coup.
ELLE. Non, je vous remercie.
LUI. Alors, une tasse de cafе?
ELLE. Non.
LUI. (prenant la carafe). Peut-?tre quand m?me quelque chose d’un peu plus fort? (Et, vu qu’au lieu de lui rеpondre, elle se tait seulement en le regardant, il ajoute :) Au fond, qui ?tes-vous?
ELLE. Vous voyez bien : une tombeuse d’hommes.
LUI. Je vois. Et plus concr?tement?
ELLE. Je n’en dirai rien. Le secret rend une femme attirante. L’homme cherche tout de suite ? la comprendre.
LUI. Tu crois?
ELLE. Je le sais. Autrement elle cesse d’intеresser, comme une grille de mots croisеs remplie.
LUI. (Avec un sourire ironique.). Quels secrets peux-tu avoir?
ELLE. Pour parler vrai, aucun. Il va falloir que j’en invente pour ?tre un peu plus intеressante. Comme chantе dans le romance de Tcha?kovski, « Je t’ai vue, mais un myst?re voilait tes traits… » Est-ce qu’un myst?re voile mes traits?
LUI. (Il la regarde attentivement.). Myst?re ou pas myst?re, je ne te connais absolument pas.
ELLE. C’est tr?s bien. Nous ne nous connaissons pas, mais notre amour est devant nous.
LUI. Heu! Pour ce qui est de l’amour devant nous, j’ai des doutes.
ELLE. Ah oui, j’avais oubliе : vous ?tes mariе. L’amour avec une autre, m?me pour une nuit, est pour vous inconcevable.
LUI. Pour toi, la fidеlitе dans le mariage n’a aucun sens?
ELLE. Si pour vous elle est si importante, alors je consens ? un mariage de quelques heures.
LUI. De quelques heures?
ELLE. Et quoi? C’est plus agrеable que pour une vie enti?re.
LUI. Il n’y a rien de sacrе pour toi.
ELLE. (Mеprisante.). Laissez tomber. D’ordinaire, c’est par des grands mots que l’on masque les petites mesquineries et les intentions louches. Et plus les actes sont vils, plus les mots sont subtils. Les hommes parlent avec inspiration de tes yeux envo?tants aux еtoiles pareils, et dans le m?me temps se fourrent sous ta jupe. Tu deviens rеaliste par la force des choses.
LUI. Vous pensez sinc?rement que tous les hommes sont comme ?a?
ELLE. Je serais ravie de penser autrement mais…
« Plaignons qui prеvoit tout, la buse
Que les еmois ne touchent pas,
Qui hait chaque mot, chaque pas,
Et qui craint que chacun l’abuse :
Le destin a glacе son cCur
Et muselle en lui toute ardeur. »[1 - Eug?ne Onеguine, Roman en vers d’Alexandre Pouchkine, traduit par Charles Weinstein, еditions L’Harmattan, Janvier 2016.]
Petite pause.
LUI. Vous connaissez m?me des po?mes? D’o? vient cette еrudition?
ELLE. Allons, allons, o? voyez-vous l’еrudition? Tout le monde ? l’еcole a dеclamе « Eug?ne Onеguine ». Toutes les fillettes romantiques connaissent ces beaux vers. (Changeant de ton et avec le sourire :) Pardonnez-moi pour cette minute de spleen. Voil?, c’est fini. Me revoil? pr?te ? vous divertir telle une geisha japonaise.
LUI. Comment t’appelles-tu?
ELLE. C’est sans importance. De toute fa?on nous nous sеparerons demain matin et nous ne nous reverrons jamais plus.
LUI. Je vois que tu consid?res cela comme une affaire rеglеe.
ELLE. Que nous allons nous sеparer?
LUI. Non, que ce sera demain matin.
ELLE. Quand alors? Apr?s-demain?
LUI. Non, ce soir. Nous nous l?verons de table et bonjour!
ELLE. Cet homme est un moins que rien qui invite une femme ? un souper sans espеrer partager son petit-dеjeuner avec elle.
LUI. Mais je ne t’ai pas invitеe ? un souper Tu t’es toi-m?me invitеe. Di…tes, vous faites vraiment ce mеtier?
ELLE. J’aime mon mеtier et il m’a fallu du temps pour l’apprendre. Je n’ai aucune honte. Et puis, qui je suis, c’est clair depuis longtemps pour vous et il n’y a rien ? ajouter. Parlez plut?t de vous.
LUI. Il n’y a rien ? dire.