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История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut

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История кавалера де Грие и Манон Леско = Нistoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
Антуан Франсуа Прево

Издание с параллельным текстом
Французский писатель Антуан Франсуа Прево, больше известный как аббат Прево (1697—1763), завоевал популярность как автор многотомных романов. Однако бессмертную славу ему принесла небольшая повесть «Манон Леско» (1731), признанная шедевром мировой литературы. История всепоглощающей любви и губительной страсти кавалера де Грие к очаровательной и ветреной Манон Леско, в образе которой, по словам Г. де Мопассана, писатель «воплотил все, что есть самого увлекательного, пленительного и низкого в женщинах», выдержала испытание временем и вот уже более 200 лет вызывает интерес читателей во всем мире.

Антуан Франсуа Прево

История кавалера де Грие и Манон Леско. Нistoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut

Premi?re partie

Je suis obligе de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie o? je rencontrai pour la premi?re fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon dеpart pour l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois ? divers petits voyages, que j’abrеgeais autant qu’il m’еtait possible.

Je revenais un jour de Rouen, o? elle m’avait priе d’aller solliciter une affaire au parlement de Normandie, pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laissе des prеtentions du c?tе de mon grand-p?re maternel. Ayant repris mon chemin par Еvreux, o? je couchai la premi?re nuit, j’arrivai le lendemain pour d?ner ? Passy, qui en est еloignе de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous les habitants en alarme. Ils se prеcipitaient de leurs maisons pour courir en foule ? la porte d’une mauvaise h?tellerie, devant laquelle еtaient deux charriots couverts. Les chevaux qui еtaient encore attelеs, et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient que d’arriver.

Je m’arr?tai un moment pour m’informer d’o? venait le tumulte ; mais je tirai peu d’еclaircissement d’une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention ? mes demandes, et qui s’avan?ait toujours vers l’h?tellerie en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin un archer, rev?tu d’une bandouli?re et le mousquet sur l’еpaule, ayant paru ? la porte, je lui fis signe de la main de venir ? moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce dеsordre. « Ce n’est rien, monsieur, me dit-il ; c’est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’au H?vre-de-Gr?ce, o? nous les ferons embarquer pour l’Amеrique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiositе de ces bons paysans. »

J’aurais passе apr?s cette explication, si je n’eusse еtе arr?tе par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de l’h?tellerie en joignant les mains, et criant que c’еtait une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. « De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je. – Ah ! monsieur, entrez, rеpondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cCur. » La curiositе me fit descendre dе mon cheval, que je laissai ? mon palefrenier. J’en trai avec peine, en per?ant la foule, et je vis en effet quelque chose d’assez touchant.

Parmi les douze filles qui еtaient encha?nеes six ? six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure еtaient si peu conformes ? sa condition, qu’en tout autre еtat je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saletе de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira du respect et de la pitiе. Elle t?chait nеanmoins de se tourner, autant que sa cha?ne pouvait le permettre, pour dеrober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher еtait si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.

Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande еtaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumi?res sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort gеnеrales. Nous l’avons tirеe de l’h?pital, me dit-il, par ordre de monsieur le lieutenant gеnеral de police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y e?t еtе renfermеe pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogеe plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine ? ne me rien rеpondre. Mais, quoique je n’aie pas re?u ordre de la mеnager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques еgards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voil? un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgr?ce. Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son fr?re ou son amant. »

Je me tournai vers le coin de la chambre o? ce jeune homme еtait assis. Il paraissait enseveli dans une r?verie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il еtait mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’Cil un homme qui avait de la naissance et de l’еducation. Je m’approchai de lui. Il se leva, et je dеcouvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis portе naturellement ? lui vouloir du bien. « Que je ne vous trouble point, lui dis-je en m’asseyant pr?s de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiositе que j’ai de conna?tre cette belle personne qui ne me para?t point faite pour le triste еtat o? je la vois ? »

Il me rеpondit honn?tement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle еtait sans se faire conna?tre lui-m?me, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. « Je puis vous dire nеanmoins ce que ces misеrables s’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers ; c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortunе de tous les hommes. J’ai tout employе, ? Paris, pour obtenir sa libertе. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ont еtе inutiles ; j’ai pris le parti de la suivre, d?t-elle aller au bout du monde. Je m’embarquerai avec elle. Je passerai en Amеrique. »

« Mais ce qui est de la derni?re inhumanitе, ces l?ches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me permettre d’approcher d’elle. Mon dessein еtait de les attaquer ouvertement ? quelques lieues de Paris. Je m’еtais associе quatre hommes qui m’avaient promis leur secours pour une somme considеrable. Les tra?tres m’ont laissе seul aux mains, et sont partis avec mon argent. L’impossibilitе de rеussir par la force m’a fait mettre les armes bas. J’ai proposе aux archers de me permettre du moins de les suivre, en leur offrant de les rеcompenser. Le dеsir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu ?tre payеs chaque fois qu’ils m’ont accordе la libertе de parler ? ma ma?tresse. Ma bourse s’est еpuisеe en peu de temps ; et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant qu’ayant osе m’en approcher malgrе leurs menaces, ils ont eu l’insolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligе, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en еtat de continuer la route ? pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m’a servi jusqu’? prеsent de monture. »

Quoiqu’il par?t faire assez tranquillement ce rеcit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. « Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me dеcouvrir le secret de vos affaires ; mais si je puis vous ?tre utile ? quelque chose, je m’offre volontiers ? vous rendre service. – Hеlas ! reprit-il, je ne vois pas le moindre jour ? l’espеrance. Il faut que je me soumette ? toute la rigueur de mon sort. J’irai en Amеrique. J’y serai du moins libre avec ce que j’aime. J’ai еcrit ? un de mes amis, qui me fera tenir quelques secours au Havre-de-Gr?ce. Je ne suis embarrassе que pour m’y conduire et pour procurer ? cette pauvre crеature, ajouta-t-il en regardant tristement sa ma?tresse, quelque soulagement sur la route. – Eh bien ! lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie d’accepter. Je suis f?chе de ne pouvoir vous servir autrement. »

La bonne gr?ce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia achev?rent de me persuader qu’il еtait nе quelque chose et qu’il mеritait ma libеralitе. Je dis quelques mots ? sa ma?tresse avant que de sortir. Elle me rеpondit avec une modestie si douce et si charmante, que je ne pus m’emp?cher de faire en sortant mille rеflexions sur le caract?re incomprеhensible des femmes.

Еtant retournе ? ma solitude, je ne fus point informе de la suite de cette aventure. Il se passa pr?s de deux ans, qui me la firent oublier tout ? fait, jusqu’? ce que le hasard me fit rena?tre l’occasion d’en apprendre ? fond toutes les circonstances.

J’arrivais de Londres ? Calais avec le marquis de ***, mon еl?ve. Nous loge?mes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or, o? quelques raisons nous oblig?rent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l’apr?s-midi dans les rues, je crus apercevoir ce m?me jeune homme dont j’avais fait la rencontre ? Passy. Il еtait en fort mauvais еquipage et beaucoup plus p?le que je ne l’avais vu la premi?re fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n’?tre pas reconnu facilement, je le remis aussit?t. « Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. »

Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu’il m’eut remis ? son tour. « Ah! monsieur, s’еcria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous exprimer mon immortelle reconnaissance ! » Je lui demandai d’o? il venait. Il me rеpondit qu’il arrivait, par mer, du Havre-de-Gr?ce, o? il еtait revenu de l’Amеrique peu auparavant. « Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je ; allez-vous-en au Lion d’Or, o? je suis logе, je vous rejoindrai dans un moment. »

Je dois avertir ici le lecteur que j’еcrivis son histoire presque aussit?t apr?s l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par consеquent, que rien n’est plus exact et plus fid?le que cette narration. Je dis fid?le jusque dans la relation des rеflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure gr?ce du monde.

Voici donc son rеcit, auquel je ne m?lerai, jusqu’? la fin, rien qui ne soit de lui.

J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes еtudes de philosophie ? Amiens, o? mes parents, qui sont d’une des meilleures maisons de P***, m’avaient envoyе. Je menais une vie si sage et si rеglеe, que mes ma?tres me proposaient pour l’exemple du coll?ge : non que je fisse des efforts extraordinaires pour mеriter cet еloge ; mais j’ai l’humeur naturellement douce et tranquille ; je m’appliquais ? l’еtude par inclination, et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succ?s de mes еtudes et quelques agrеments extеrieurs m’avaient fait conna?tre et estimer de tous les honn?tes gens de la ville.

J’achevai mes exercices publics avec une approbation si gеnеrale, que monsieur l’еv?que, qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’еtat ecclеsiastique, o? je ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinction que dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ils me faisaient dеj? porter la croix, avec le nom de chevalier des Grieux. Les vacances arrivant, je me prеparais ? retourner chez mon p?re, qui m’avait promis de m’envoyer bient?t ? l’Acadеmie.

Mon seul regret, en quittant Amiens, еtait d’y laisser un ami avec lequel j’avais toujours еtе tendrement uni. Il еtait de quelques annеes plus ?gе que moi. Nous avions еtе еlevеs ensemble ; mais, le bien de sa maison еtant des plus mеdiocres, il еtait obligе de prendre l’еtat ecclеsiastique, et de demeurer ? Amiens apr?s moi, pour y faire les еtudes qui conviennent ? cette profession. Il avait mille bonnes qualitеs. Vous le conna?trez par les meilleures, dans la suite de mon histoire, et surtout par un z?le et une gеnеrositе en amitiе qui surpassent les plus cеl?bres exemples de l’antiquitе. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujours еtе sage et heureux. Si j’avais du moins profitе de ses reproches dans le prеcipice o? mes passions m’ont entra?nе, j’aurais sauvе quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma rеputation. Mais il n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles, et quelquefois durement rеcompensеs par un ingrat qui s’en offensait et qui les traitait d’importunitеs.

J’avais marquе le temps de mon dеpart d’Amiens. Hеlas ! que ne le marquai-je un jour plus t?t ! j’aurais portе chez mon p?re toute mon innocence. La veille m?me de celui que je devais quitter cette ville, еtant ? me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous v?mes arriver le coche d’Arras, et nous le suiv?mes jusqu’? l’h?tellerie o? ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiositе. Il en sortit quelques femmes qui se retir?rent aussit?t ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arr?ta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un ?ge avancе, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son еquipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensе ? la diffеrence des sexes, ni regardе une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammе tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le dеfaut d’?tre excessivement timide et facile ? dеconcerter ; mais, loin d’?tre arr?tе alors par cette faiblesse, je m’avan?ai vers la ma?tresse de mon cCur.

Quoiqu’elle f?t encore moins ?gеe que moi, elle re?ut mes politesses sans para?tre embarrassеe. Je lui demandai ce qui l’amenait ? Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me rеpondit ingеnument qu’elle y еtait envoyеe par ses parents pour ?tre religieuse. L’amour me rendait dеj? si еclairе depuis un moment qu’il еtait dans mon cCur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes dеsirs. Je lui parlai d’une mani?re qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle еtait bien plus expеrimentеe que moi : c’еtail malgrе elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arr?ter sans doute son penchant au plaisir, qui s’еtait dеj? dеclarе, et qui a causе dans la suite tous ses malheurs et les miens.

Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur ? mon ?ge : elle me confessa que si je voyais quelque jour ? la pouvoir mettre en libertе, elle croirait m’?tre redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui rеpеtai que j’еtais pr?t ? tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expеrience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais ? cette assurance gеnеrale, qui ne pouvait ?tre d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil Argus еtant venu nous rejoindre, mes espеrances allaient еchouer, si elle n’e?t eu assez d’esprit pour supplеer ? la stеrilitе du mien. Je fus surpris, ? l’arrivеe de son conducteur, qu’elle m’appel?t son cousin, et que, sans para?tre dеconcertеe le moins du monde, elle me dit que, puisqu’elle еtait assez heureuse pour me rencontrer ? Amiens, elle remettait au lendemain son entrеe dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une h?tellerie dont le ma?tre, qui s’еtait еtabli ? Amiens apr?s avoir еtе longtemps cocher de mon p?re, еtait dеvouе enti?rement ? mes ordres.

Je l’y conduisis moi-m?me, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien ? cette sc?ne, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il еtait demeurе ? se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour ? ma belle ma?tresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me dеfis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant ? l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cCur.

Je reconnus bient?t que j’еtais moins enfant que je ne le croyais. Mon cCur s’ouvrit ? mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idеe. Une douce chaleur se rеpandit dans toutes mes veines. J’еtais dans une esp?ce de transport qui m’?ta pour quelque temps la libertе de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux.

Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir qu’elle n’еtait pas moins еmue que moi. Elle me confessa qu’elle me trouvait aimable, et qu’elle serait ravie de m’avoir obligation de sa libertе. Elle voulut savoir qui j’еtais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’еtant d’une naissance commune, elle se trouva flattеe d’avoir fait la conqu?te d’un amant tel que moi. Nous nous entret?nmes des moyens d’?tre l’un ? l’autre.

Apr?s quantitе de rеflexions, nous ne trouv?mes point d’autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur, qui еtait un homme ? mеnager, quoiqu’il ne f?t qu’un domestique. Nous rеgl?mes que je ferais prеparer pendant la nuit une chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin ? l’auberge, avant qu’il f?t еveillе ; que nous nous dеroberions secr?tement, et que nous irions droit ? Paris, o? nous nous ferions marier en arrivant. J’avais environ cinquante еcus, qui еtaient le fruit de mes petites еpargnes ; elle en avait ? peu pr?s le double. Nous nous imagin?mes, comme des enfants sans expеrience, que cette somme ne finirait jamais, et nous ne compt?mes pas moins sur le succ?s de nos autres mesures.

Apr?s avoir soupе avec plus de satisfaction que je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exеcuter notre projet.

J’employai ma nuit ? mettre ordre ? mes affaires ; et m’еtant rendu ? l’h?tellerie de mademoiselle Manon vers la pointe du jour, je la trouvai qui m’attendait. Elle еtait ? sa fen?tre, qui donnait sur la rue ; de sorte que, m’ayant aper?u, elle vint m’ouvrir elle-m?me. Nous sort?mes sans bruit. Elle n’avait point d’autre еquipage que son linge, dont je me chargeai moi-m?me ; la chaise еtait en еtat de partir, nous nous еloign?mes aussit?t de la ville.

Nous nous h?t?mes tellement d’avancer, que nous arriv?mes ? Saint-Denis avant la nuit. J’avais couru ? cheval ? c?tе de la chaise, ce qui ne nous avait gu?re permis de nous entretenir qu’en changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous v?mes si proche de Paris, c’est-?-dire presque en s?retе, nous pr?mes le temps de nous rafra?chir, n’ayant rien mangе depuis notre dеpart d’Amiens. Quelque passionnе que je fusse pour Manon, elle sut me persuader qu’elle ne l’еtait pas moins pour moi. Nous еtions si peu rеservеs dans nos caresses, que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos h?tes nous regardaient avec admiration ; et je remarquai qu’ils еtaient surpris de voir deux enfants de notre ?ge qui paraissaient s’aimer jusqu’? la fureur.

Nos projets de mariage furent oubliеs ? Saint- Denis ; nous fraud?mes les droits de l’Еglise, et nous nous trouv?mes еpoux sans y avoir fait rеflexion. Il est s?r que, du naturel tendre et constant dont je suis, j’еtais heureux pour toute ma vie, si Manon m’e?t еtе fid?le. Plus je la connaissais, plus je dеcouvrais en elle de nouvelles qualitеs aimables. Son esprit, son cCur, sa douceur et sa beautе formaient une cha?ne si forte et si charmante, que j’aurais mis tout mon bonheur ? n’en sortir jamais. Terrible changement ! Ce qui fait mon dеsespoir a pu faire ma fеlicitе. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes par cette m?me constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts et les plus parfaites rеcompenses de l’amour.

Nous pr?mes un appartement meublе ? Paris ; ce fut dans la rue V…, et, pour mon malheur, aupr?s de la maison de monsieur de B***, cеl?bre fermier gеnеral. Trois semaines se pass?rent, pendant lesquelles j’avais еtе si rempli de ma passion, que j’avais peu songе ? ma famille et au chagrin que mon p?re avait d? ressentir de mon absence. Cependant, comme la dеbauche n’avait nulle part ? ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillitе o? nous vivions servit ? me faire rappeler peu ? peu l’idеe de mon devoir.

Je rеsolus de me rеconcilier, s’il еtait possible, avec mon p?re. Ma ma?tresse еtait si aimable, que je ne doutais point qu’elle ne p?t lui plaire, si je trouvais le moyen de lui faire conna?tre sa sagesse et son mеrite ; en un mot, je me flattais d’obtenir de lui la libertе de l’еpouser, ayant еtе dеsabusе de l’espеrance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet ? Manon, et je lui fis entendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir, celui de la nеcessitе pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds еtaient extr?mement altеrеs, et je commen?ais ? revenir de l’opinion qu’ils еtaient inеpuisables. Manon re?ut froidement cette proposition. Cependant les difficultеs qu’elle y opposa n’еtant prises que de sa tendresse m?me et de la crainte de me perdre, si mon p?re n’entrait point dans notre dessein apr?s avoir connu le lieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soup?on du coup cruel qu’on se prеparait ? me porter. ? l’objection de la nеcessitе, elle rеpondit qu’il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu’elle trouverait apr?s cela des ressources dans l’affection de quelques parents ? qui elle еcrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnеes, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n’avais pas la moindre dеfiance de son coeur, j’applaudis ? toutes ses rеponses et ? toutes ses rеsolutions. Je lui avais laissе les dispositions de notre bourse et le soin de payer notre dеpense ordinaire. Je m’aper?us peu ? peu que notre table еtait mieux servie, et qu’elle s’еtait donnе quelques ajustements d’un prix considеrable. Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester ? peine douze on quinze pistoles, je lui marquai mon еtonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, d’?tre sans embarras. « Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? » Je l’aimais avec trop de simplicitе pour m’alarmer facilement.

Un jour que j’еtais sorti l’apr?s-midi et que je l’avais avertie que serais dehors plus longtemps qu’? l’ordinaire, je fus еtonnе qu’? mon retour on me f?t attendre deux ou trois minutes ? sa porte. Nous n’еtions servis que par une petite fille qui еtait ? peu pr?s de notre ?ge. Еtant venue m’ouvrir, je lui demandai pourquoi elle avait tardе si longtemps. Elle me rеpondit d’un air embarrassе qu’elle ne m’avait point entendu frapper. Je n’avais frappе qu’une fois ; je lui dis : « Mais si vous ne m’avez point entendu, pourquoi ?tes-vous donc venue m’onvrir ? » Cette question la dеconcerta si fort que, n’ayant point assez de prеsence d’esprit pour y rеpondre, elle se mit ? pleurer, en m’assurant que ce n’еtait point sa faute, et que madame lui avait dеfendu d’ouvrir la porte jusqu’? ce que monsieur de B*** f?t sorti par l’autre escalier qui rеpondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la force d’entrer dans l’appartement. Je pris le parti de descendre, sous prеtexte d’une affaire, et j’ordonnai ? cette enfant de dire ? sa ma?tresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire conna?tre qu’elle m’e?t parlе de monsieur de B***.

Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant l’escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J’entrai dans le premier cafе ; et, m’y еtant assis pr?s d’une table, j’appuyai la t?te sur mes deux mains pour y dеvelopper ce qui se passait dans mon cCur. Je n’osais rappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considеrer comme une illusion, et je fus pr?s, deux ou trois fois, de retourner au logis sans marquer que j’y eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon m’e?t trahi, que je craignais de lui faire injure en la soup?onnant. Je l’adorais, cela еtait s?r ; je ne lui avais pas donnе plus de preuves d’amour que je n’en avais re?u d’elle ; pourquoi l’aurais-je accusеe d’?tre moins sinc?re et moins constante que moi ? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper ? Il n’y avait que trois heures qu’elle m’avait accablе de ses plus tendres caresses, et qu’elle avait re?u les miennes avec transport ; je ne connaissais pas mieux mon cCur que le sien. Non, non, repris-je, il n’est pas possible que Manon me trahisse. Elle n’ignore pas que je ne vis que pour elle ; elle sait trop bien que je l’adore : ce n’est pas l? un sujet de me ha?r.

Cependant la visite et la sortie furtive de monsieur de B*** me causaient de l’embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses prеsentes. Cela paraissait sentir les libеralitеs d’un nouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquеe pour des ressources qui m’еtaient inconnues ? J’avais peine ? donner ? tant d’еnigmes un sens aussi favorable que mon cCur le souhaitait.

D’un autre c?tе, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis que nous еtions ? Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours еtе l’un ? c?tе de l’autre : mon Dieu ! un instant de sеparation nous aurait trop affligеs. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions ; nous serions morts d’inquiеtude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque un seul moment o? Manon p?t s’?tre occupеe d’un autre que moi.

A la fin, je crus avoir trouvе le dеno?ment de ce myst?re. Monsieur de B***, dis-je en moi-m?me, est un homme qui fait de grosses affaires et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-?tre dеj? re?u de lui ; il est venu aujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agrеablement. Peut-?tre m’en aurait-elle parlе si j’еtais rentrе ? l’ordinaire, au lieu de venir ici m’affliger ; elle ne me le cachera pas du moins lorsque je lui en parlerai moi-m?me.

Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me re?ut fort bien. J’еtais tentе d’abord de lui dеcouvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines ; je me retins, dans l’espеrance qu’il lui arriverait peut-?tre de me prеvenir en m’apprenant tout ce qui s’еtait passе.

On nous servit ? souper. Je me mis ? table d’un air fort gai ; mais, ? la lumi?re de la chandelle qui еtait entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma ch?re ma?tresse. Cette pensеe m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre fa?on qu’ils n’avaient accoutumе. Je ne pouvais dеm?ler si c’еtait de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me par?t que c’еtait un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la m?me attention ; et peut-?tre n’avait-elle pas moins de peine ? juger de la situation de mon coeur par mes regards. Nous ne pensions ni ? parler, ni ? manger. Enfin je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes !

« Ah ! Dieu, m’еcriai-je, vous pleurez, ma ch?re Manon vous ?tes affligеe jusqu’? pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines ! Elle ne me rеpondit que par quelques soupirs qui augment?rent mon inquiеtude. Je me levai en tremblant, je la conjurai avec tous les empressements de l’amour de me dеcouvrir le sujet de ses pleurs ; j’en versai moi-m?me en essuyant les siens ; j’еtais plus mort que vif. Un barbare aurait еtе attendri des tеmoignages de ma douleur et de ma crainte.

Dans le temps que j’еtais ainsi tout occupе d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement ? la porte. Manon me donna un baiser ; et, s’еchappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussit?t sur elle. Je me figurais qu’еtant un peu en dеsordre, elle voulait se cacher aux yeux des еtrangers qui avaient frappе. J’allai leur ouvrir moi-m?me.

A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes que je reconnus pour les laquais de mon p?re. Ils ne me firent point de violence ; mais deux d’entre eux m’ayant pris par les bras, le troisi?me visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui еtait le seul fer que j’eusse sur moi. Ils me demand?rent pardon de la nеcessitе o? ils еtaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon p?re, et que mon fr?re a?nе m’attendait en bas dans un carrosse. J’еtais si troublе, que je me laissai conduire sans rеsister et sans rеpondre. Mon fr?re еtait effectivement ? m’attendre. On me mit dans le carrosse aupr?s de lui ; et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit ? grand train jusqu’? Saint-Dеnis. Mon fr?re m’embrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin pour r?ver ? mon infortune.

J’y trouvai d’abord tant d’obscuritе, que je ne voyais pas de jour ? la moindre conjecture. J’еtais trahi cruellement ; mais par qui ? Accuser Manon, c’est de quoi mon cCur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l’avais vue comme accablеe, ses larmes, le tendre baiser qu’elle m’avait donnе en se retirant, me paraissaient bien une еnigme ; mais je me sentais portе ? l’expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun ; et dans le temps que je me dеsespеrais de l’accident qui m’arrachait ? elle, j’avais la crеdulitе de m’imaginer qu’elle еtait encore plus ? plaindre que moi.

Le rеsultat de ma mеditation fut de me persuader que j’avais еtе aper?u dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance qui en avaient donnе avis ? mon p?re.

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